Accueil » Littérature Étrangère » Gôzô Yoshimasu – Draps d’Ishikari
Gôzô Yoshimasu écrit, ou verse, ou dilapide, un poème intitulé "Draps d’Ishikari". Ishikari est le plus grand fleuve de l’ile d’Hokkaido. Et, en effet, ce poème tient du fleuve.

Gôzô Yoshimasu – Draps d’Ishikari

À l’automne 2019, les éditions de l’Ogre avaient publié un texte d’Ariane Jousse intitulé La fabrique du rouge ainsi sous-titré : “un roman un poème une forêt”. Draps d’Ishikari, récit poème fleuve : oui, ce serait possible.

9400 kilomètres séparent le fleuve Ishikari de la traduction du poème Ishikari, publiée à Caen par les éditions Impeccables.

"Draps d'Ishikari", pages 6 et 7
“Draps d’Ishikari”, p. 7

Cette chronique voudrait expliquer ce qu’est un récit poème fleuve.

Le récit poème fleuve s’étale, choisit des chenaux, s’égare au fond des lônes. On y goute à de multiples berges. La température de l’eau s’infléchit. Chaque mot se constitue comme caresse liquide. Pourtant les répétitions sont nombreuses. Nombreux les mots répétés : c’est toujours la même eau, le même flux, herbes, branchage, et pourtant le récit poème fleuve les pénètre chaque fois d’un souffle différent. Licorne, fenêtre, montagne et chacun des phonèmes d’Ishikari. Et la traduction participe de l’hypnose aquatique : ça frissonne de guillemets (anglais, français), d’italique, de syllabes moutonnant en exposants.

Fleuve qui s’écoule déguisé en poème. Les images et les fragments de lumière que le soleil martèle sur l’eau glissent vers l’aval. Dans les moirures des flots, des mythes étincèlent et s’effacent, des souvenirs, des mélancolies, toutes les visions. Ce qui s’est imprimé sur la rétine du fleuve. Tout reste semblable et pourtant tout change. La licorne, l’enfant, la montagne, la poupée, la femme mineur…

Est-ce bien un fleuve qui porte tout ça ? Il ne s’agirait que de reflets, d’ombres, de faux-semblants ?

Déclinaison, démantèlement. Le récit poème fleuve se démantèle en continu, se reforme. C’est un mouvement qui ne s’assouvit pas. Ça se démonte et ça se remonte. Lônes et ripisylves ont leurs effluves et trient les écheveaux d’eaux fraiches. Chaque licorne de Chine, chaque fenêtre des dieux, chaque occurrence miroite d’un sens neuf, inédit.

On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau.

À lire ce récit poème fleuve on se croit emporté, sans heurts, vers l’embouchure, et on se demande si toutes les eaux s’y mêlent dans un océan du genre de Téthys, contenant toutes les littératures, tous les textes jamais écrits, ou si comme aux bouches de l’Amazone Draps d’Ishikari y impose sa loi, son limon.

Mais le pouvoir ne revient pas à l’estuaire. Car cette eau, époumonée confluant diffluée ruisselant, très vite évolue. Les sons ont beau se répéter, se monter à tour de berge en collusions sonores, dans l’eau le monde retrouve immanquablement sa plasticité. Il n’y a que l’humain pour se montrer si “irresponsable envers les images” (p. 26). Texte de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, millefeuille de lettres et de sons qui aboutit à d’autres phrases, à une intraçable altérité, à un mystère biologique. L’étrange est là : un dit jamais interrompu mais toujours recommencé.

Impermanence.

Une langue inconnue se dessine.

"Draps d'Ishikari", pages 30-31.
Pages 30-31.

 

Ce n’est pas dû à une traduction. Ce n’est pas le dépaysement de la langue japonaise coulée dans la langue française.

C’est la langue d’un fleuve. Ou l’identité d’un fleuve caressée en poème. Ses joies, ses pulsions, sa langueur, ses bouillons, cryptés par ces étranges signes que l’humain amasse et agence dans un laborieux dessein d’expression et d’harmonie.

Draps d’Ishikari, en couches ou froissés, qui murmurent et éblouissent. Il y a quelque chose d’organique dans la manière dont ce poème (ce fleuve) est pensé. Les mots se répliquent mais différents, divisés, autres. Mitoses. C’est un manifeste de morcèlement. Morcèlement de l’identité, à ceci près que l’effondrement auquel il aboutit, la dissolution, n’effraie pas. Le psychisme de la personne qui lit semble-t-il atteint ? Y a-t-il un risque à lire Gôzô Yoshimasu ?

Tout lire de Gôzô Yoshimasu, Draps d’Ishikari se constituant aussi comme rivière au milieu du bassin versant de son œuvre. Moirures dans le texte et hors du texte : “La voix de la déesse du fleuve résonne sereine / (une femme de la dynastie Song, le vent de la Seine ? // La voix de la déesse du fleuve résonne sereine / (par un jour radieux, on lave les nuages et les accroche au dos du dieu” (dans Cueillette au champ printanier, inclus dans Ex-voto, a thousands steps and more, éd. Les petits matins, trad. Ryoko Sekiguchi, oct. 2009, p. 74).

Se dissoudre comme un moyen d’atteindre le fleuve.

Pas ses berges, pas comme un baigneur en excursion ; atteindre le fleuve (fleuve déguisé en poème, …), s’atteindre en tant que fleuve.

Soi en tant que conscience, et sa conscience en tant que fleuve.

Ishikari stream

                             of consciousness

 

Couverture

 

 

Draps d’Ishikari,
Gôzô Yoshimasu.

Traduit du japonais et postfacé par Makiko Andro-Ueda et Claude Mouchard.

Editions Impeccables,
décembre 2013.

 

 

Olivier

À propos Olivier

Chroniqueur. Passe sa vie ici et là, à pratiquer les routes, les livres, et l'écriture.

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