L’année 2019, Mélanie Fazi l’a passée en suspens, en quête des symptômes d’une conviction profonde : elle est autiste. Elle ne voit plus d’autre explication. Et pourtant, il va lui falloir faire face à ses propres doutes comme à ceux du corps médical avant d’aboutir au diagnostic censée la réconforter tout autant qu’il la condamne. Un récit de non-fiction puissant qui place l’écriture au centre d’un processus sans concession de découverte de soi.
Selon Julie Dachez, spécialiste de l’autisme féminin, il est vécu chez les femmes comme une “double peine”. En cause : le biais de genre lié aux manifestations plus subtiles des troubles autistiques chez les femmes, et le fait que les critères de diagnostic de l’autisme sont élaborés sur la base de cas masculins, menant les patients féminins à une véritable errance médicale.
Cette errance médicale, Mélanie Fazi l’a connue pendant plus de quarante ans. Mais à force de se sentir “à côté”, décalée, jamais comme les autres (d’ailleurs, comment font-ils, les autres ?), une théorie commence à s’imposer : elle est autiste. Certes, elle ne se retrouve en rien dans les modèles souvent clichés que la fiction véhicule autour des Asperger, entre Sheldon Cooper de The Big Band Theory, et le personnage qu’incarne Dustin Hoffman dans Rain Man. Des hommes, donc, et des personnalités extrêmes, dont les particularités ne parlent pas forcément à tout individu se positionnant sur le spectre autistique.
Pour les femmes, la quête de diagnostic est donc d’autant plus difficile, comme le soulignait Julie Dachez, qui va grandement par son expertise accompagner la réflexion de Mélanie Fazi pendant son année de documentation, de recherches et d’investigations autour de sa véritable nature. Une année à recenser ses prétendues excentricités pour tenter d’en tirer une substantifique moelle à faire coïncider avec l’issue qu’elle espère tout autant qu’elle la redoute.
“Au terme du questionnement d’identité abordé dans mon dernier livre, il restait beaucoup de questions sans réponses, dont certaines que j’avais balayées sous le tapis pour ne pas trop y penser. Depuis six mois, il n’y a pas une seule de mes particularités ou bizarreries que je n’aie retrouvée dans un texte sur le spectre de l’autisme, y compris des éléments que j’aurais pas pensé à relier entre eux. Ma tendance à me passionner pour des choses de manière exclusive et obsessionnelle. Ma difficulté à écrire à la main, à apprendre à conduire, ma mauvaise coordination de manière générale (je suis par exemple incapable de jouer au billard car je ne peux pas placer mes doigts correctement). Mon hypersensibilité aux bruits, au point que j’ai parfois envie de massacrer les gens qui mâchent du chewing-gum dans le métro ou tambourinent des doigts sur une table. La façon dont je calque parfois inconsciemment mon registre de langage sur celui de mon interlocuteur. Ma difficulté à regarder les autres en face, surtout quand je suis stressée ou fatiguée, et le tic qui me fait cligner des yeux depuis l’enfance. L’impression de ne pas ressentir les émotions et l’empathie de la même manière que les autres. La fatigue chronique qui a pris tellement de place dans ma vie ces dernières années et semble provoquée par les sorties et les interactions sociales – les gens refusent de me croire sur ce point, mais des vacances m’épuisent parfois réellement plus qu’une semaine de travail au calme. Mon apparence juvénile, mon aversion pour le mensonge, ma faible sensibilité à la douleur, mon parcours d’errance médicale pour divers sujets apparemment sans lien entre eux (fatigue, maux de tête, troubles digestifs). Et tant d’autres choses encore, à commencer pour mon goût prononcé pour la solitude.”
Au-delà de cette quête pour connaître – enfin – sa véritable nature, Mélanie Fazi pose une question fondamentale : peut-on se penser autiste sans passer pour une hypocondriaque en quête d’attention et de prétextes à des comportements perçus comme inappropriés par le commun des mortels ? Comment se sentir soutenue par ses proches quand on se sent désespérément à côté ? Comment y voir une potentielle explication rationnelle quand le corps médical lui-même ne suit pas ?
Cette puissante non-fiction autobiographique représente un précieux témoignage qui sera utile à celles qui doutent, comme ont été utiles Julie Dachez et les blogs de femmes Asperger sur Internet pour l’autrice. Ce document aidera sans conteste les femmes qui éprouvent le même décalage non seulement à se positionner sur l’éventualité d’un trouble du spectre autistique, mais surtout d’oser avancer dans ce processus sans honte ni sentiment de vouloir “faire son intéressante”.
Pour les proches, le témoignage propose également des clés précieuses pour identifier des femmes Asperger dans leur entourage, et surtout, cesser des les regarder comme des ovnis et de les juger. Car non, elles ne font pas exprès. Mélanie Fazi peut vous le jurer : tout ce qu’elles voudraient, ces femmes-là, c’est être comme la majorité des neurotypiques qui les entourent.
En attendant, Mélanie Fazi propose à celles qui s’y reconnaîtraient une solide réflexion et des outils efficaces pour vivre avec cette personnalité atypique. Le plus grand réconfort qu’elle ait d’ailleurs trouvé pour gérer sa condition d’être-au-monde, c’est l’écriture. Et force est de constater que ce talent tout à fait avéré a contribué à lui permettre de trouver, enfin, sa juste place, comme elle l’annonçait dans “Sur le spectre”, un texte publié le 3 février 2020 sur le blog http:/www.melaniefazi.net/blog :
“J’ai surnommé 2019 “l’année suspendue” : celle d’une attente sans fin et d’un parcours qui a été long, compliqué, qui a remué beaucoup de choses qu’il me reste encore à digérer – mais un chemin nécessaire et salutaire. Voilà, les mots sont prononcés. J’ai enfin trouvé l’endroit où je suis chez moi, où l’on parle ma langue. Je peux enfin reprendre le cours de ma vie. Et tenter d’écrire sur tout ce que j’ai appris au cours de cette étrange année suspendue.”
Editions Dystopia, Collection Workshop
295 pages
Faustine