Pour les jeunes israéliens·es, la majorité rime non pas avec émancipation mais avec service militaire. Pendant deux ans, garçons et filles doivent en effet se plier à cette obligation de rejoindre les troupes de défense d’Israël, qu’iels rêvent de faits d’armes héroïques ou bien de liberté sans treillis. Très peu de témoignages découlent de cette expérience au sein de ces troupes prestigieuses qui font la fierté du pays, encore moins provenant de la part des femmes. Mais Aya Talshir, artiste peintre et illustratrice vivant à Tel-Aviv, décide de briser ce lourd silence dans un roman graphique et autobiographique aux accents doux-amers.
Deux ans dans les rangs, c’est l’histoire des maltraitances ordinaires et parfois dangereuses exercée par une hiérarchie à peine plus âgée que les recru·es qu’elle écrase. C’est la morosité, les douches crasseuses et la nourriture si infecte qu’elle monte au cœur. Tout juste le lycée terminé, les jeunes se voient balancé·es dans un univers pauvre de toute reconnaissance et logique, où il faut faire preuve d’ingéniosité et d’esprit d’équipe pour rendre le quotidien un peu moins désagréable. Entre insalubrité et bouffe immonde, Aya Talshir se rappelle aussi l’importance des amitiés qu’elle a tissées au cours de ses différentes missions et d’une sororité plus forte que la rancœur. Elle égraine ses souvenirs sous la forme de saynètes à la manière dont on évoque d’anecdotes marquantes, avec l’humour et le détachement que permettent les années écoulées entre temps.
L’autrice nous dévoile donc l’envers d’un décor bien caché et peu reluisant, dans lesquels des adolescent·es encore malléables exercent leurs petites tyrannies et élaborent magouilles et stratagèmes. Iels font face à l’aridité de l’ennui en jouant au solitaire, noient l’inconfort de la précarité en mangeant des sandwiches rassis. Deux ans dans les rangs est une immersion intimiste abordée de manière certes crue et frontale, mais non sans malice. On y ressent toute l’indifférence et le flegme qu’Aya Talshir éprouve pour ce corps militariste fantasmé et respecté par beaucoup de citoyens d’Israël. À ses yeux, il ne s’agit pas d’honneur mais de temps perdu dont les bribes encore cuisantes, tour à tour drôles ou humiliantes, reprennent vie sous son trait souple et presque caoutchouteux où les visages caricaturaux se tordent du rire aux larmes.
Confessions sans fard sur une réalité passée sous le silence de l’intouchabilité, ce roman graphique (premier ouvrage de l’autrice à être traduit en français) heurte par sa sincérité directe en rayant au passage le vernis si parfait de la puissance militaire israélienne.
Cambourakis
Traduit de l’anglais (Israël) par Géraldine Chognard
Caroline