Dans le nord de l’Albanie comme dans d’autres pays des Balkans, le Kanun perdure. Ce droit coutumier datant de plusieurs siècles fait encore partie des mœurs quotidiennes, palpitant dans le cœur d’un ordre patriarcal. De cette tradition ancestrale ancrée au plus profond des esprits, le sang coule, les vendettas déciment des familles et des femmes prêtent un serment sacré, celui de devenir des Ostaïnistas, des vierges jurées. Elles font alors vœu de chasteté et endossent une masculinité totale leur donnant accès aux privilèges réservés aux hommes, à une liberté que leur condition féminine étouffe. Aujourd’hui, il en reste une poignée, porteuses d’un souffle qui s’éteindra avec elles.
L’autrice bulgare Rene Karabash fait résonner leurs voix à travers l’histoire de Beika, une jeune fille devenant Matia la veille de son mariage pour sauver sa vie. En faisant ce choix, elle doit désigner et sacrifier un homme de sa famille, qui sera tué par l’un des membres du clan de l’époux déshonoré afin de laver sa fierté bafouée. Mais elle n’a pas le choix, car elle n’est plus « pure » suite à un viol, ne remplit plus le devoir de l’épouse virginale prête à être consommée par son mari. C’est ainsi que l’exige le Kanun, hors du temps et des lois.
“Dana était mon miroir, mon médicament, mon salut, Dieu nous avait donné un grain de beauté à chacune là où se rejoignent les os de la clavicule, au-dessus du cœur, pour que nous nous reconnaissions plus facilement et que tout aussi facilement nous nous perdions l’une dans l’autre, l’une sans l’autre, irréversiblement”
Vierge jurée brosse toutes les facettes d’une existence qui a volé en morceaux, et dont chaque fragment forme une mosaïque à vif. On y suit le fil des pensées de Beika, le va-et-vient de ses souvenirs qui se croisent et des émotions qui jaillissent. La question du genre se fait floue, les temporalités s’entremêlent et la réalité fantasmée se heurte au mensonge. Le corps féminin devient masculin, l’enfance et l’âge adulte se confrontent avec douleur : la binarité est un carcan, une peau trop lourde dont elle veut se débarrasser.
Mais les fantômes des disparu·es hantent les jours et les mots de Beika, alors qu’elle se confie à une reporter venue enregistrer le précieux témoignage d’une des dernières vierges sous serment. Les ombres de sa mère et de son père, celle de son frère exilé ou encore la silhouette de Dana se collent à elle, nourrissant une culpabilité qui prend racine au fond de son ventre, au sens propre comme au figuré. Pour parler de cette lutte solitaire, Rene Karabash livre un monologue intérieur, flot de pensées éclatées. Les repères des majuscule et des points sont absents, le début et la fin se mêlent aux remords et à l’amour. On est emmené·es au large d’un océan intime et c’est à nous de démêler le vrai du faux, d’en saisir la signification cachée lorsqu’ils crèvent à la surface des aveux cachés.
“aujourd’hui, c’est un rituel parce que je l’accomplis pour la dernière fois, peut-être, je lâche les oiseaux en liberté, même si je sais qu’ils ne s’envoleront pas, les colombes reviennent toujours là où leurs premières plumes ont été coupées
le foyer, c’est là où l’on te coupera les ailes”
Il s’agit d’une lecture à couper le souffle témoignant de l’histoire des Ostaïnistas, ces figures autrefois si respectées disparaissant peu à peu dans l’oubli. On y voit la puissance implacable d’un univers patriarcal, qui pousse à s’emmurer dans son propre esprit pour se creuser une place dans la société, rester digne et vivante. L’identité sexuelle s’efface, l’intime se mêle aux attentes sociales et le moi doit se replier sur lui-même afin de survivre.
Vierge jurée tisse un canevas aux ramifications complexes et aux racines profondes, celui de l’Histoire des femmes invisibles, qui ont pris en main leurs destins en faisant le choix du sacrifice.
“le métal le plus précieux en Albanie est la liberté”
Belleville éditions
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
168 pages
Caroline