Au cœur de l’Océan Pacifique, un anneau de terre dérive aux frontières de la mémoire humaine. Il s’agit de l’île de Clipperton, un atoll minuscule et isolé de tout, découvert il y a bien longtemps par un flibustier aventureux et ballotté depuis entre les mains des gouvernements américains, mexicains et français.
En 2017, l’autrice Irma Pelatan se lance durant cinq mois dans une correspondance épistolaire avec un mystérieux « cher ami », lui écrivant et envoyant quotidiennement une lettre ornée de vieux timbres de collection et glissée dans une enveloppe Airmail au liseré tricolore. Jour après jour immanquablement jusqu’à l’épuisement du crayon, le courrier s’envole pour traverser des paysages terrestres, aériens et maritimes. Destination : un bout du monde inhabité, à l’amnésie sauvage.
“Cher ami,
Aujourd’hui des enfants et des plongeons, tout à leur joie de l’eau. Apprendre son souffle, mettre la tête sous l’eau, en oubliant de fermer la bouche. Ce si spécial rire de l’eau, l’éclaboussement.
Je pense à vous, je vous envoie le souvenir de ces petits corps frétillants qui dansottent dans l’eau. C’est aussi la communauté des humains, une sorte de patrie.
Je vous serre dans mes bras,
Irma“
À travers la résille de ses mots, elle partage des bribes de sa vie et couche sur le papier la houle des réflexions intimes qu’elle porte sur celle qu’on appelle également la Passion-Clipperton. Entre Irma Pelatan et ce compagnon anonyme, un lien fictif et puissant se tisse, fil d’Ariane déroulant le canevas d’un drame bien réel. On y lit l’étrange destin de ce bout de récif peuplé tour à tour de cochons puis de rats, d’une nuée de crabes rouges et voraces, d’oiseaux tapageurs jusqu’à être recouvert d’immondices, déchets de la pollution humaine transportés par les courants sur plusieurs milliers de kilomètres. On essaye de lui trouver une utilité pécuniaire ou stratégique, des expéditions scientifiques procèdent aux relevés d’échantillons et à l’alarmant constat des tonnes de plastique qui s’y déversent.
Mais un drame vient marquer l’atoll corallien au début du 20e siècle. Une vingtaine de colons est laissée sur place afin d’y exploiter le guano, une poignée d’hommes, de femmes et d’enfants dont la survie dépend de bateaux de ravitaillement dépêchés par le Mexique, dont on se souvient à présent sous le surnom terriblement révélateur des Oubliés de Clipperton…
“Chers ami,
Vous l’avez vu sans doute, je vous écris depuis le temps dilaté de la navigation, des ports qui se succèdent, si différents et qui pourtant restent le port, la poétique du port, charnière des deux mondes, refuge face a la mère, refuge face à la terre.
À Clipperton, il n’y a pas de port. Les deux mondes se toisent sans refuge pour l’homme.
L’hostilité est là, de suite, et s’appelle barre des brisants.“
Roman épistolaire aux allures de véritable performance artistique, Lettres à Clipperton possède une opacité intime dont la trame dérive au gré des réminiscences et des ressentis. La petite histoire se mêle dans la grande, les frontières entre la réalité et l’imaginaire deviennent floues, sont brûlées par le soleil et le sel qui règnent en maîtres sur l’île déserte. La faune et la flore y sont battues aux quatre vents et la Passion-Clipperton est tour à tour marquée par la survie et le déclin, exubérante malgré elle dans ses excès.
Sa forme si particulière évoquant le squelette de la mâchoire béante d’un requin se dessine dans les lettres de l’Irma Pelatan, entre les traits de cette obsession poétique où s’agite le déchaînement des passions et des intérêts qui finalement tombent dans l’oubli.
Noyée dans l’immensité d’un océan au bleu profond l’encerclant de sa ligne d’horizon infinie, loin de tout et pourtant rattrapée par les horreurs et la pollution humaines, l’île se tient entre nos mains. À travers elle se devine une mise à nue portée par un livre étonnant, enveloppant et mélancoliquement beau.
“Cher ami,
Les rêves que l’on fait sur Clipperton, cette folle série de projections qui ne parlent que de soi, peuvent durer un temps, elles peuvent même convaincre d’autres de la suivre tant le récit produit a de la force. Mais un jour, quelqu’un, quelque part, dans un bureau, dans une banque, parvient à voir les failles du récit et soudain, comme une baudruche qui éclate, cesse d’y croire.”
D’Irma Pelatan
224 pages
Éditions La Contre Allée
Caroline