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Ed Lacy Traquenoir couverture

Ed Lacy -Traquenoir

Ed Lacy, Steve April ou encore Russell Turner, autant de noms de plume abritant un écrivain au mode de vie très contesté dans les États-Unis des années maccarthystes. Si Leonard Zinberg (sa véritable identité) est aujourd’hui reconnu comme l’un des auteurs importants de romans noirs, son mariage avec une Afro-Américaine, cumulé au fait qu’il soit communiste en plus d’être juif (non pratiquant) en faisait une cible toute trouvée pour les mouvements haineux de l’époque.
Les éditions du Canoë publient une version retravaillée de Traquenoir (Room to swing), traduite et richement préfacée par Roger Martin, et qui nous plonge dans l’ambiance sous tension de l’Amérique des années 50 vue par le prisme d’un homme noir.

Toussaint Marcus Moore, dit Touie, est détective privé à New York au grand dam de sa petite amie qui aimerait mieux le savoir employé des Postes. Mais Touie préfère la liberté et l’indépendance laissées par ce job, plutôt que la stabilité offerte par un autre. Le peu de missions qui lui sont proposées lui permet tout juste de payer sa part de loyer au sein de sa collocation à Harlem, mais il peut néanmoins profiter de l’effet que provoquent autour de lui sa Jaguar et ses costumes bien coupés.
Jusqu’au jour où une certaine Kay Robbens vient louer ses services pour une filature d’un genre quelque peu particulier : pour les besoins d’un futur show télévisé et contre une somme rondelette, Toussaint doit suivre quotidiennement un dénommé Robert Thomas pendant quelques semaines.
Mais l’affaire tourne au vinaigre et le détective tombe sur Thomas assassiné. Manque de chance, ou plutôt “hasard” prémédité, un policier arrive au même moment pour le cueillir, hébété, face au corps fraichement mutilé par Dieu sait qui. Toussaint n’a pas le choix : il doit fuir pour ne pas finir sur la chaise électrique. En effet, qui croirait un noir affirmer qu’il est innocent et que sa présence sur les lieux du crime est un coup monté ? 

–Je n’arrive plus à l’écouter temps j’ai de la peine en pensant la façon dont elle est morte, ce vidéo de tout son sens parce qu’on ne voulais pas l’admettre dans un hôpital pour Blanc. J’entends toute sa détresse dans sa voix.

J’ai compris alors qu’ils allaient se mettre à « pinailler sur le garçon », selon la formule d’un de nos écrivains noirs pour évoquer ce petit jeu de société. J’entends par-là qu’il existe des Blancs qui, en compagnie de Noirs, éprouvent systématiquement le besoin d’aborder la « question » ou le « problème » noir. Je reconnais que c’est préférable à l’attitude de nombre de Blanchots qui tentent simplement d’oublier notre existence, mais il y a longtemps que je ne l’avais pas été mêlé à ce type de discussion oiseuse.

Touie se lance alors à la recherche du véritable coupable, afin de sauver sa peau. La fantasque et mystérieuse Kay l’a poussé dans un univers régit par des ses propres codes, où superficialité, goût pour l’esclandre et appât du gain règnent.
De traqueur il devient donc proie, et doit remonter dans le vécu de Thomas pour s’extraire de ce guêpier. Direction Bingston, la petite ville qui a vu grandir le macchabée et où le détective va récolter les témoignages de celles et ceux qui se souviennent de lui. Les langues se délient, des enfances passées à l’ombre d’une décharge ressurgissent. Au milieu de chassé-croisé de vies que Touie écoute et démêle, tentant de dénicher une piste, un indice qui pourrait lui faire éviter la prison… ou la peine de mort.

Au travers du héros de Traquenoir, Ed Lacy met en exergue le climat sous tension de cette époque, où les répercussions de la ségrégation ponctuent toujours le quotidien des afro-américain·es. Toussaint est en effet sans cesse ramené à sa couleur de peau par la société dans laquelle il évolue, aussi bien de façon verbale que physique ou psychologique. De plus, les normes ne s’avèrent pas être les mêmes d’un quartier à l’autre d’une même ville et encore moins entre New York et Bingston … Tour cela pousse le protagoniste à user de patience et de souplesse pour éviter les ennuis, à exécuter d’habiles pas de danse pour s’en sortir, à serrer les dents pour ne pas exploser. Mais malgré ses efforts, il ne cesse de croiser la route de regards accusateurs et de paroles humiliantes le conduisant parfois à jouer de sa force pour défendre sa condition humaine.

Une fraction de seconde, j’éprouvai une forte envie de me ruer sur lui et de le démolir. Puis je me détendis. Bien sûr, j’aurais pu faire le fier-à-bras à la grande porte parce qu’il était noir. Mais j’avais joué les Charlie McCarthy en donnant du « Monsieur » au jeune pèquenot de la station service. Ç’aurait été trop facile, digne d’un Blanchot, de me venger sur ce plouc boucané.

La course contre la montre de Traquenoir se déroule dans l’Amérique des années 50, époque où racisme et ségrégation sont monnaie courante, et où la moindre situation peut passer d’inconfortable à dangereuse pour une personne noire.
Lui-même victime de la chasse aux sorcières sévissant à cette époque aux États-Unis, l’auteur apporte une profondeur réaliste à sa galerie de personnages, engagée par des attitudes et des détails leur procurant à chacun relief et caractère.
On y trouve le reflet d’une société hypocrite et violente où les plus démuni·es sont les premières proies, un système engraissé par la corruption et l’argent, où le déni de faciès est des plus banalisé, et où être noir·e équivaut à être automatiquement coupable aux yeux de l’ordre.
D’une plume non dénuée de sel et de sagacité, Ed Lacy déploie un récit fort, nourri par un suspens à fleur de peau qui flirte avec les inégalités sociales tout en les stigmatisant pour mieux les dénoncer. D’ailleurs, de nombreuses expressions et traits d’esprit sont soigneusement traduits et expliqués par Roger Martin, permettant une meilleure appréhension et recontextualisation de l’ambiance si particulière de la période.  

Roman noir politique, critique et rythmé, Traquenoir se lit avec la même attention bouillonnante qu’il renferme.

Dehors, tout était sombre et froid. En déverrouillant la serrure de la Jaguar, je me tournai pour contempler son visage, tout en essayant de me remémorer un poème lu  autrefois. « La nuit, noire comme moi-même… » Puis je me demandais si je ne m’étais pas fait piéger à mon tour. Et si notre balade me conduisait tout droit au commissariat ? Quoi qu’il en soit, je lui fis confiance. Avais-je réellement le choix ?

 

Éditions du Canoë
Traduit de l’américain et préfacé par Roger Martin
304 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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