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Entretien avec Antoine Mouton

Dans cet entretien, Antoine Mouton nous offre son regard original sur la littérature et la pratique de l’écriture. Écrivant à la fois de la poésie et du “roman”, l’écrivain forge une œuvre à part dans le paysage littéraire, où se déploie une réflexion sur le temps et les relations entre chaque être humain.

 

Deux livres que vous avez écrits ont été (re)publiés cette année : Les Chevals morts et Toto perpendiculaire au monde. Il me semble que ces deux livres offrent deux facettes de votre écriture, l’une basée sur une poésie franche et populaire et l’autre plus romanesque et sondant d’une certaine façon la mémoire. Comment vous avez perçu la publication presque simultanée de ces deux ouvrages même si les Chevals morts est une réédition d’un livre paru en 2013 ?

Toto et Les Chevals sont effectivement deux facettes, deux mouvements très différents de mon écriture. Le premier est la tentative de répondre à ce fantasme que j’ai longtemps eu d’écrire un roman, fantasme qui est un peu tombé depuis cette publication, car je ne veux plus écrire que des textes désormais, sans me soucier de ce qu’ils devraient être, et parce que le mot roman se charge bien trop à mon goût du fantasme des autres en réalité, de fantasmes hérités en quelque sorte, et plutôt collants. Et Les chevals morts Antoine Moutonj’aimerais, bientôt, non pas réconcilier prose et poésie comme je l’entends dire quelques fois, mais tout simplement écrire, et donner à lire ce que j’écris, sans vouloir mouler cela dans une forme plus ou moins identifiable. Je crois que j’ai passé le cap de l’identification, du désir d’être identifié.

Les Chevals morts, c’est un poème, épique, amoureux, qui vient chercher le souffle et la scansion, qui vient chercher le sentiment et son éclat par la rapidité des phrases et leur élan. C’est l’apparition de l’amour dans une vie plutôt solitaire, en tout cas sculptée par le goût de la solitude. Et un jour la sculpture s’effrite, l’amour la fait tomber, et voilà ce qui reste : un poème, une adresse à l’autre.

Et Toto est un livre qui met en scène un couple enfermé. On pourrait penser que le ton est cynique ou désabusé mais je ne crois pas : c’est un livre qui tente de dire tout ce contre quoi l’amour se bat pour ne pas mourir étouffé. Alors, dans Toto, je saisis l’amour à cet endroit de l’étouffement presque définitif, au moment où Les Chevals morts ont déjà bien endommagé l’espoir, mais la colère est encore là, et la lucidité, et le désir de sortir du couloir de peine où l’on nous et s’enferme. Dans Les Chevals morts, c’est un mot qui fait image, plutôt lyrique ; dans Toto, j’ai choisi la voie comique pour décrire cette menace. Mais dans les deux textes, c’est le presque qui compte. L’amour presque étouffé. Alors possible quand même.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de frontière, mais je voudrais trouver autre chose qu’une conformité à l’une ou l’autre de ces pratiques. Car ma pratique quotidienne de l’écriture est plus proche du journal, ou plutôt du carnet.

 
Votre bibliographie semble naviguer entre les livres sur lesquels on colle l’étiquette de « roman » et les livres sur lesquels on pose celui de « poésie ». Considérez-vous qu’il y ait aussi beaucoup de fantasmes qui se chargent dans ce que l’on décrit comme poésie ? Avez-vous écrit Poser problème paru en 2020 comme vous avez pu écrire Toto perpendiculaire au monde ? D’une certaine façon, Poser problème évoque également l’enfermement et surtout le moyen de s’en sortir.

Pour moi le poème est débarrassé de fantasme. Parce que le poème, c’est l’inconnu. Alors écrire un poème c’est écrire ce qu’on ne sait pas, il y a donc forcément une rencontre au bout de ça, on aura plongé Poser problème Antoine Moutondans l’absence d’un savoir, on aura fait face à sa propre ignorance. Peut-être que derrière le mot “poésie” il y a un espoir – mais je ne me dis jamais que j’écris “de la poésie”, seulement “des poèmes”.

Et c’est ce qui est arrivé avec Poser Problème. Poser Problème est un ensemble de poèmes, qui peu à peu ont eu tendance à faire corps. Je les écrivais sans trop penser au dessin global qu’ils formeraient une fois réunis, mais je voyais bien que quelque chose se dessinait quand même. Et quelque chose s’activait en moi aussi, puisque je me mettais à écrire des poèmes qui venaient répondre à d’autres, comme si le recueil se formait par un jeu d’appels et d’échos. Alors c’est devenu cette journée, parce que finalement c’était la question qui animait chacun des poèmes du recueil : comment on traverse une journée ?

Toto perpendiculaire au monde est beaucoup plus construit, c’est le résultat d’un projet. Même si le point de départ est venu d’une insomnie, pendant laquelle je me suis levé, et où j’ai aperçu, dans la rue en bas de chez moi, des gens qui jouaient avec des ballons. Aussitôt il y a eu une première phrase, le prénom du personnage principal, celui du visiteur occasionnel, Jean-Max, la chambre, etc… Le monde dans lequel mes personnages allaient évoluer s’offrait spontanément. Je savais que Toto et sa femme seraient des lecteurs de nouvelles, alors j’ai commencé à écrire les nouvelles qu’ils reçoivent du monde extérieur, pendant un an et demi à peu près. J’imaginais que toutes les nouvelles seraient dans le livre. J’en ai supprimé énormément, mais au début mon idée était d’articuler l’histoire de Toto autour de ces nouvelles. Et là aussi, ça m’a pris un an et demi. Et puis à l’assemblage, j’ai vu que ça ne tenait pas vraiment, qu’il fallait réduire le nombre d’histoires parallèles, recentrer le récit sur l’évasion de Toto et sa femme.

Poser Problème aussi parle d’évasion, vous avez raison. D’évasion ou plutôt : comment habiter le temps ? Comment habiter chaque heure, chaque minute du jour qui vient ? S’il faut sortir, c’est plutôt des catégories, des logiques, des absences à soi-même et au monde. Mais la voix veut rester, elle. Ou du moins elle veut être là.

Posez-vous la différence entre raconter des histoires et écrire des poèmes comme quelque chose qui se joue entre l’inconnu d’un côté et l’épure d’un projet déjà en tête de l’autre? Ou n’y-a-t-il résolument aucune frontière entre ces genres littéraires ?

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de frontière, mais je voudrais trouver autre chose qu’une conformité à l’une Totalement inconnu Gaëlle Obiéglyou l’autre de ces pratiques. Car ma pratique quotidienne de l’écriture est plus proche du journal, ou plutôt du carnet. J’ai un carnet, et dedans j’écris des poèmes et je raconte des histoires, sans souci d’équilibre ni d’unité, et parfois j’entame une histoire qui se transforme en poème…

Longtemps j’ai cru que cette chose-là était illisible, beaucoup trop “crue” et décentrée, qu’elle manquerait forcément d’unité. Mais mon prochain livre, ce sera le carnet avec ses poèmes et ses récits entremêlés, n’ayant pour loi que le temps. C’est Isabella Checcaglini des éditions Ypsilon qui m’a encouragé à suivre cette voie. Elle savait ce sur quoi j’écrivais dans mon carnet, et elle m’a dit qu’elle voulait le lire. Elle le publiera au printemps prochain.

J’ai lu aussi le livre de Gaëlle Obiégly paru en septembre chez Bourgois, Totalement inconnu, que j’ai trouvé très libre dans sa conduite. J’ai eu l’impression, en le lisant, que Gaëlle Obiégly l’avait écrit au plus près de son désir ou de sa pensée ou de son hasard intérieur, au plus près de son désordre peut-être. Ça m’a ouvert une voie pour la suite.

Dans les livres que vous avez publiés pour le moment, il y a une parole importante sur la nécessité de préserver sa propre temporalité, son propre temps à soi. Vous l’évoquiez pour le recueil Poser problème, mais celleux qui ont lu Chômage monstre (La contre allée, 2017) ont aussi trouvé un écho politique fort. Toto perpendiculaire au monde semble aborder de son côté la mémoire historique de la rue que vous habitez. Qu’est-ce qui vous anime dans l’activité d’écriture ? Vers où votre parole se dirige-t-elle naturellement ?

Toto est un livre qui se situe dans le quartier où je vis depuis plus de dix ans. Je n’avais jamais habité aussi longtemps quelque part, quand j’étais petit on déménageait très souvent et je n’ai donc pas de lieu Toto Perpendiculaire au monde.inddd’attache où revenir et voir comme le temps a passé. Dans tous ces lieux que j’ai quittés, je fais partie de ce temps qui a passé. Et désormais, dans mon quartier, je peux observer les changements, les passages. J’ai la sensation d’être là. D’appartenir au lieu plutôt qu’au temps. C’est nouveau et très fascinant. Alors j’ai écrit Toto avec effectivement une sorte d’ambition historique, à ma micro-échelle de dix années.

Mais si je dois répondre à la question de ce vers quoi mon écriture naturellement me porte, je ne parlerais pas vraiment d’histoire ni de politique… Ce que je vise avec l’écriture, c’est ce que l’écriture des autres m’a fait quand j’étais seulement lecteur : une vibration particulière, une intensité qui échappe aux catégories, et qui encourage à vivre à la fois pleinement et en retrait. Quand j’écris, je cherche l’ici et l’ailleurs. L’ici du livre qui fait lieu, qui rassemble le corps autour d’un point fixe, et l’ailleurs de l’appel que ce livre contient. Voilà ce que j’aimerais trouver : la clôture et l’ouvert dans la même phrase. Autrement dit : l’un – et l’autre aussi.

 
En tant que lecteur, quelles sont les littératures pour lesquelles vous êtes le plus sensible ? Y-a-t-il des livres plus importants que d’autres dans votre vie de lecteur, si oui lesquels?

J’ai lu sans souci de l’histoire littéraire ni du genre, simplement par passion, parce que ça m’aidait à vivre et à décider de ce que serait ma vie.

Je peux dire que j’ai adoré Nietzsche et Rimbaud, mais surtout qu’ils m’ont été utiles.

Danielle Collobert, ça a été une rencontre fondamentale, comme David Foster Wallace un peu plus tard, dans la même librairie pourtant, qui serait celle où j’allais travailler quelques années plus tard.
Beckett a été un compagnon de lycée, comme Koltès et Vian. Michaux, Rilke et Shakespeare ont assuré la transition.

À un moment j’aimais seulement les poètes du Grand Jeu, Gilbert-Lecomte, Daumal, et Simone Weil par extension.

À la fin des années 90, j’avais décidé de lire des auteurs vivants, et je ne sais pas pourquoi je n’ai presque lu que des femmes. J’avais commencé par Houellebecq il me semble, alors ensuite j’ai lu Despentes, Salvayre, Angot, Nobécourt, DarrieussecqLaurence Nobécourt est devenue une amie, mais Mon corps est un texte impossible Édith Azamau fond je le savais en la lisant : je savais l’amitié possible. On le sait en lisant les livres, on voit très bien les gens derrière. Ils sont un peu absents mais justement c’est là qu’on les voit le mieux.

J’ai passé beaucoup de temps avec Kafka et Dostoïevski. Mais j’assistais aussi à des lectures publiques et j’aimais beaucoup voir la parole des écrivains passer par leur corps. Christine Angot pour ça, c’était très fort. Édith Azam évidemment. Ce n’était pas du tout une question de performance, mais de présence. Je voyais les écrivains présents à leur écriture. Et la langue leur faisait un corps. La langue les faisait tenir à un endroit du monde.

En vrac, quelques passions : Pizarnik, Jon Fosse, Sony Labou Tansi, Don de Lillo, Lispector, Pasolini, Kleist, Bove, Barthes.

Cet été : Onetti, Obiégly, Vesaas.

Les gens ont l’impression d’être tellement loin du poème. Il y a des murs partout, si on peut en abattre un ou deux de temps en temps, ça ne fait pas de mal.

Quelle place accordez-vous justement aux rencontres et aux lectures publiques dans votre travail littéraires ?

J’aime énormément les lectures publiques, c’est souvent l’occasion pour moi d’essayer des choses. J’aime bien me trouver debout face à des gens avec un texte que je n’ai jamais lu à personne. Je le lis, et alors je le comprends mieux, je trouve ses défauts plus rapidement, ils me sautent aux yeux. Je rentre chez moi avec du travail. C’est différent des salons où on se trouve face à une table et on attend que la pile diminue.

Les rencontres, c’est autre chose. Depuis quelques mois, je travaille avec une musicienne, Mathilde Braure, que j’ai rencontrée lors du festival Feuilles d’automne à Verniolle, organisé par un libraire flamboyant, Dominique Mourlane du Relais de Poche. On se connaissait déjà mais il a eu la bonne idée de nous associer. Et depuis nous avons proposé une vingtaine de lectures, d’abord dans le cadre du Printemps des Poètes dans un certain nombre de collèges et de lycées, puis grâce à un dispositif de la Drac qui nous a mené de médiathèques en maisons de quartiers.

J’adore lire, et j’aime particulièrement le travail qu’on fait avec Mathilde, qui est un travail d’écoute et d’entente, reposant sur une véritable complicité artistique, mais le plus surprenant, le plus riche, ce sont les réactions des gens après la représentation, ce qu’ils tiennent à nous dire, ce qu’ils veulent à tout prix partager avec nous : d’autres lectures ou des chansons, ou des souvenirs d’enfance, un point de vue sur le monde, un simple étonnement. Pour la plupart, ils ne pensaient pas que la poésie leur ferait quoi que ce soit. Et en fait, non seulement ça leur a parlé, mais en plus ça les fait parler. C’est beau quand on y arrive. Les gens ont l’impression d’être tellement loin du poème. Il y a des murs partout, si on peut en abattre un ou deux de temps en temps, ça ne fait pas de mal.

J’aime lire les textes, mais j’aime aussi lire les images.

Vous pratiquez aussi la photographie. On peut en voir certaines dans Poser problème. Quelles passerelles faites-vous entre ces deux activités ? Est-ce complémentaire ou plutôt un autre moyen de dire des choses par le médium de l’image ?

Je ne sais pas très bien quel est mon rapport à la photographie, il change tout le temps. C’est longtemps resté une pratique amateure, presque secrète. Je n’avais strictement aucune ambition de ce côté-là. J’aimais simplement montrer à quelques amis mes photos. Et puis peu à peu j’en ai mis dans des livres, et finalement il y a eu des expositions, alors c’est un secret très mal gardé. Maintenant j’y pense. Quand je prépare un livre, je me demande quelle place pourrait avoir la photographie.

C’est à cause de Benoît Verhille, l’éditeur de la Contre-Allée, que c’est venu. Je lui avais envoyé le manuscrit de Chômage monstre, il voulait l’éditer, mais au dernier moment il m’a dit : “on ne mettrait pas des photos dans ce livre ?” J’ai réfléchi, j’ai pensé en mettre 100 d’un coup, comme si la vanne de tout ce que je retenais de rendre public depuis vingt ans venait de sauter, et finalement j’en ai mis 3. Alors Benoît a accepté les trois photos, mais il m’a dit : “le prochain livre, ça pourrait être des poèmes et des photos à part égale, qu’est-ce que tu en penses ?” Et c’est devenu Poser Problème.

Comme c’est un livre qui se déroule sur une journée, et qui pose la question de comment on la traverse, je me suis imaginé que l’écriture était une jambe et la photographie une autre, et que c’était l’alternance des deux qui me permettait de marcher jusqu’au bout. La photo : manière de faire silence aussi. De faire regard à côté d’un poème. De faire taire ce qui s’est dit. De fondre la lettre dans le décor. Je ne sais pas bien.

En ce moment, je prépare mon propre jeu de tarot avec des photos que j’ai prises. J’aime lire les textes, mais j’aime aussi lire les images.

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Les livres d’Antoine Mouton sont parus aux Éditions La contre allée et aux Éditions Christian Bourgois

Adrien

Image du bandeau : © Justine Arnal

 

À propos Adrien

Passionné de poésie contemporaine et attaché à l'écriture sous toutes ses formes, engagée ou novatrice.

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