Le caprice de vivre de Jadd Hilal est un roman générationnel audacieux, que Houmam, le narrateur, présente comme l’épilogue d’une colocation sur le point de se disloquer, le récit de quelque chose qui prend fin et contre lequel il ne peut rien. Il est indéniablement original, contemporain et bruyant (les portes claquent souvent) notamment parce qu’il entre en écho avec les nombreux questionnements qui taraudent une certaine population urbaine, active, entre la trentaine et la quarantaine, en France, et probablement en Europe aussi.
La passion à 30 ans
C’est un livre sur l’intimité, le désir et la cohabitation des corps. Vaste sujet traité ici sans pudeur mais sans volonté de choquer non plus, ce qui est notable et très appréciable.
Jadd Hilal est très adroit, il construit des scènes d’intérieur où le « privé » est dévoilé de façon efficace : l’on se sent « de trop » en même temps que l’on est attiré par ces personnages _ Souleymane, Warda et Houmam, trois colocataires qui ont chacun leur caractère et leurs petites névroses _ et qui, à travers les lignes, nous apparaissent nus comme des vers aux sens propre et figuré.
L’histoire de Warda et Houman qui n’a pourtant pas grand chose de romantique, nous tient en haleine notamment parce qu’on reconnaît le ridicule, les excès, la dépendance affective et tous les comportements manipulateurs dont les amoureux-fous peuvent faire preuve (et le commun des mortels dans une moindre mesure).
La passion, les fantasmes et le désir sont centraux. Houmam désire ardemment sa “rose des sables”, surnom secret de Warda. Mais bien que cette dernière veuille s’offrir à lui, il lui résiste pour préserver un statut quo : celui de leur cohabitation et de leur colocation. C’est donc l’histoire de leur passion, racontée par un retour en arrière, qui donne au texte une intensité dramatique et même électrique.
Pas sa langue dans sa poche
Les dialogues participent de la tension qui sous-tend le livre. En effet leur échec systématique fait qu’ils sont réussis car très vraisemblables : ils traduisent la difficulté de la relation entre les trois personnages et a fortiori celle qui lie Warda _ indépendante, droite, intense _ et Houmam, sensible, maladroit et têtu.
Parallèlement, la langue est débridée et vive, et le texte est très rythmé illustrant bien l’escalade des émotions et des tensions. Le ton quant à lui est un brin sarcastique ce qui donne vraiment sa couleur à l’ensemble.
Dictionnaire amoureux de Warda
Anjad : vraiment
Baydates : couilles
[…]
“Warda” bi ‘énak : que Warda te crève l’œil
Ya ‘amé : bon sang
Ya Allah : bon dieu
Ya ébén el kalb : espèce de fils de chien
Ya khara : espèce de merdeux
Je / Le monde
Si l’exploration des sentiments amoureux est une des dimensions du livre, le jeu d’interaction entre les mondes intimes et le monde extérieur en est une autre, tout aussi importante et intéressante.
Le texte est construit comme un huis clos au cœur duquel le monde pénètre comme filtré par les sensibilités de chaque personnage. La question de l’identité et du « comment » chacun doit se placer dans le monde est la question que se posent les personnages du roman mais aussi que l’auteur semble poser au lecteur. Quelle est ou doit être notre relation au milieu, à l’époque, à l’endroit où l’on vit au regard de notre histoire personnelle mais aussi de nos origines ou de nos combats. Que ce soit Warda, Souleymane ou Houmam et même Noura, chacun à sa façon, se pose cette question vis à vis de ses origines arabes, et y répond différemment.
Pour cet aspect, c’est un livre qui touchera beaucoup de personnes car cette question très contemporaine, est primordiale dans la mesure où le monde est aujourd’hui perçu comme de plus en plus petit, connecté et réactif.
Notons que la présence d’un jeu efficace d’alternance entre les dedans/dehors rend en quelque sorte tangible cette interaction des mondes intimes et extérieurs : ainsi il y a l’appartement et dehors, le salon et les chambres, l’intériorité des personnages et leur corps.
Pour conclure, Le caprice de vivre ne laisse pas indifférent car il est ancré dans le présent et en cela, il a quelque chose de nécessaire. C’est un roman générationnel qui raconte la vie des jeunes actifs d’aujourd’hui, leur rapport au monde, leur rapport aux autres, à leurs origines, aux enjeux de leur temps.
C’est un texte vivant et sensuel d’une part et très introspectif d’autre part, où, à l’image de beaucoup d’entre nous, les trois personnages principaux sont tiraillés entre leur engagement et leur indifférence, leur singularité et leur banalité ou encore leur urgence de vivre et leurs peurs.