Un dernier livre avant la fin du monde WebZine Littéraire
Vous avez l’impression que tout s’accélère et s’emballe ? Que nous vivons dans une dystopie techno-capitaliste, un milieu qui broie les corps et use les esprits ? Que l’on se fait sucer notre énergie vitale jusqu’à la moelle et qu’une fois « Burn outé » on nous jette comme un mouchoir usagé ? Les infos sont sources d’anxiétés et le quotidien n’est que nuances de gris ?
Alors vous devez être comme bon nombre d’entre nous, à nous questionner sur quoi faire, et surtout comment faire ? Comment remettre du bien-être et de la sérénité ? Comment envisager l’avenir pour soi, pour nos proches, pour les autres, pour notre planète ?
Il y a eu le Covid en 2019, que certains prophétisèrent comme la fin du vieux monde et l’avènement d’un nouveau. Durant ce temps mort, toutes les ficelles grossières, tous les pignons, engrenages, courroies de la machine néo-libérale nous a sauté à la figure et montré l’absurdité du monde en cours. Mais pour faire référence à Gramsci : le nouveau monde tarde à venir et dans cet interstice la bête se révèle encore pire que ce que l’on pouvait s’imaginer.
Le covid fut le point de départ du nouvel essai de Guillaume Sabin, très sobrement appelé « Dévier » et publié par les éditions Libertalia. Ainsi, l’ ethnologue fut coincé à Barcelone durant la pandémie, et dans ce quotidien tout consumériste, ce fut un déclencheur puissant qui le poussa à aller à la rencontre de communautés, associations et collectifs en hexagone qui ont appliqué à la lettre l’ économie de l’émancipation de Jacques Rancière.
L’économie de l’émancipation est une quête pour soi, et pour les autres, une envie de ne pas se faire enfermer dans une case et dans une fonction. De dévier pour s’affirmer et s’exprimer là où l’on ne nous attend pas, là où la machine capitaliste n’a pas prévu que l’on soit.
Iels s’appellent Cléa, Maëlle, Aline, Coline, Anne, Tristan, Diane, Benjamin ou encore Émilie, iels sont épicières itinérantes, jardines, rénoves de maisons, éleveurs, maraîchers et maraîchères, organisent des concerts, des soirées pizzas, produisent du cidre, sont photographes, vidéastes, artistes, pédagogue de rue. Iels ont des boulots d’appoint quand l’argent est nécessaire, mais le reste du temps, iels dévient vers d’autres possibles.
Ce sont des possibles moins formatés, moins évidents car jamais sur le devant de la scène. Ici l’on parle d’émancipation par la réalisation, par l’entraide et le partage. On parle d’accomplissement dans un devenir commun qui ne répond pas à des logiques de marché. Là où tout est mesuré, consigné et surtout chronométré ( rendement oblige), iels ont choisis de reprendre leur temps pour laisser la place à la vie.
Car nous parlons bien là de vie. Nous vous méprenez pas, iels travaillent, c’est même le plus gros de leur journée, Mais iels accomplissent leurs activités dans une logique de partage, dans une logique d’appartenance à une communauté humaine qui met avant comme valeur les relations et le partage.
Dévier, de part son enquête et son approche sensible, nous partage à son tour ces mondes où l’économie de l’émancipation n’est pas qu’une expression. Ici, pour citer Corinne Morel Darleux, iels ont « refusé.e.s de parvenir » et ont préféré.e.s retourner à la vie, aux amitiés, aux liens, au bricolage et au partage.
« Dévier » est passionnant, un essai construit intelligemment et qui fait la part belle au portraits individuels, aux enjeux collectifs et aux réflexions ethnologiques, politiques et philosophiques autour de cette manière d’être au monde. Une bouffée d’oxygène, une touche d’espoir qui tout comme « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » de Darleux ou « Les sentiers de l’utopie » de Fremeaux et Jordan, est là pour nous rappeler que d’autres manières de faire et d’être son possibles.
Éditions Libertalia,
376 pages,
Ted.
