Dans Féerie pour les ténèbres, il y a d’abord, dans les tréfonds de l’histoire, un empereur fou. Agité du bistouri, il créa les rioteux, créatures humanoïdes esmoignés, fraselés, ossifiés, qui vivent dans l’En-Dessous isolés des humains.
Il y a ensuite Caquehan, la capitale de l’Au-Dessus, avec ses palais royaux, ses complots, ses crimes en tous genres, sa plaine aux rebuts.
Il y a donc ces rebuts, résidus de Technole. Ces matières, objets, bâtiments en tout genre (routes, immeubles, gares, avions, téléphones et skaï) sortent du sol et se mêlent au monde, vestiges d’un autre temps, intrus incontrôlables, indésirables mais auxquels on se fait vite. Les calèches et cavaliers partagent la route avec les voitures à essence, les rapières font pâle figure à côté des automatiques.
Il y a les féeurs, qui vertigent vers l’En-Dessous, à la rencontre des rioteux et plongent vers d’autres mystères plus terrifiants encore, à la frontière du Fondril.
Et au milieu de tout cela, il y a Obicion, officieur royal, qui enquête sur la mort d’une jeune fille dont les os sont de plastique, Malgasta l’aventurière en mal d’adrénaline qui se retrouve dans de beaux draps, Grenotte et Gourgou les deux orphelins qui fuient tout ce qui ressemble de près ou de loin à des parents, Dandin d’Ando et Dame Plommard, étranges et fourbes intrigants de la cour, Mesvolu le fraselé, qui voudrait bien éclaircir un peu toute cette histoire.
« Enfonçons-nous, enfançons… la terre est tiède…comme un lit…Mais Dandin ne dort plus dans les lits…Dandin dort dans les champs du Tombier… La terre est tiède… comme un tombeau… Laissez-moi vous border…. »
Jérôme Noirez va loin, et c’est tant mieux. Loin dans son histoire, rajoutant des couches alors que l’on pensait toucher le sens. Loin dans son univers, ce monde envahi par la Technole, empli de bêtes mystérieuses (grobe-muçote, ça vous tente?), d’êtres difformes, sur lequel plane une impression de fin du monde. Loin dans son écriture, virtuose et élégante, même dans les pires descriptions. Car de l’horreur il y en a aussi, on n’est pas chez les Bisounours, heureusement pour Grenotte et Gourgou.
Un pied dans le grotesque, l’autre dans le baroque,, le conte horrifique, accompagné par la musique poétique de Noirez, par la musique tout court de Jobelot, par des sons en tout genre, remugles d’intestins et grattements inquiétants, des cris, de plaisir et surtout de douleur, de peur. Noirez crée un monde entre Bosch et un carnaval infernal qui nous prend l’âme et l’emporte dans les tréfonds sombres de l’En-Dessous.
Et tout en tissant son univers devant nous, il ne manque pas pour autant de faire passer quelques critiques bien senties sur le consumérisme et la technologie, entre autres.
Une histoire intelligente, envoûtante, drôle (oh oui, on rit, merci Quinette), terrifiante ce qu’il faut, un bijou ténèbreux. Et vous savez quoi, c’est une trilogie! Héhé…
« Ici il faut sombrer pour avancer. Le naufrage est un moyen de transport »
Précédemment déjà réédité chez Le Bélial dans une très chouette édition intégrale en deux tomes, Féerie pour les ténèbres rassemble trois romans et quelques nouvelles. Sorti en poche en début d’année, on retrouvera le même genre de formule, un roman par parution, augmenté de nouvelles. Pour le bel objet, indéniablement Le Bélial a fait un travail somptueux. Pour les pauvres, le poche c’est bien aussi, et il ne faut pas se priver de la lecture des nouvelles, qui sont au moins aussi saisissantes que le corps principal du récit. Noirez y démontre combien il maîtrise ce format, et montre que chaque touche de noirceur ou d’humour que l’on voit dans la trilogie peut être décuplée et frapper fort. Vivement la sortie du tome 2!
J’ai Lu / Le Bélial
443 pages (poche)
Marcelline