Au coeur d’une librairie, une couverture interpelle. Deux filles à masques d’animaux, un titre mystérieux et étrange, une ambiance. Il suffit de feuilleter cette BD pendant seulement quelques secondes pour déjà être imprégné par le style si particulier de Sandoval, avec ses personnages féminins aux caractères marqués, mi-femmes mi-enfants, ses aquarelles aux teintes passées et cet univers où s’entremêlent subtilement onirisme et réalité.
Alors qu’elle se baigne dans la rivière, Mila rencontre Agnès, une jeune fille envoûtante aux paroles énigmatiques. Peu à peu, elle se laisse entrainer dans l’univers de sa singulière nouvelle amie, repoussant doucement les frontières de l’imaginaire. Les jours passent et Mila se rend compte de l’étrangeté de sa compagne, son secret et le rôle qu’elles doivent jouer dans une lutte entre deux royaumes mystiques. Derrière des jeux aux apparences innocentes, on retrouve les sujets chers à Sandoval: la limite floue entre l’amitié et l’attirance, l’homosexualité latente, la mort, l’ennui et la solitude, le mal-être juvénile, le tout dans un décor à prédominance aquatique, très ancré sur la nature. Il y rajoute un nouvel élément fort, en plus des pieuvres, poulpes et autres calmars caractéristiques de ses oeuvres; celui des dents. Dents de lait, dents de squelette, dents de cauchemars tombant lors d’un rêve malsain… Une réelle fascination se crée autour de ce symbole, sujet à de nombreuses interprétations, dont notamment celle du passage de l’enfance à l’âge adulte, de l’envie de grandir ou de celle de rester ancré dans le cocon de l’innocence.
L’ambiance propre à l’auteur éclate dans Le Serpent d’Eau; narration et dialogues décousus, poétiques, scènes violentes tranchant avec le style enfantin des personnages aux grosses têtes, yeux écartés et corps filiformes… Le lecteur, tout comme la jeune Mila, ne sait plus s’il assiste à un fait réel ou bien à un rêve, une histoire rocambolesque et macabre issue de l’imaginaire d’une ado perturbée.
Sandoval transcende ici son style graphique, optant pour un subtil mélange d’aplats et de crayonnés travaillés, avec quelques coupures à l’encre de chine, comme celle de la mort de l’Eté, très touchante et délicate. Il harmonise sa gamme de couleurs, créant plusieurs atmosphères selon le cours de l’histoire, crée des décors tour à tour simplistes ou fantastiques, donne à ses personnages des expressions saisissantes.
Cet album est plus abouti que les oeuvres précédentes de l’auteur, car il présente une réelle unité graphique et narrative. Tout en restant fidèle à son univers, il va au delà, prouvant qu’il peut encore étonner ses lecteurs et les transporter toujours plus loin dans des contrées magiques et abyssales.