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Lionel Shriver – Il faut qu’on parle de Kévin

“Cher Franklin,
Je sais que ma dernière lettre date seulement d’hier, mais je compte désormais sur cette correspondance pour faire le point en sortant de Chatham. Kévin était d’humeur particulièrement combative. D’entrée de jeu, il a attaqué : “Tu ne m’as jamais désiré, hein ?

Le jeudi 8 avril 1999, Kévin tue neuf personnes dans son lycée. Emprisonné à Chatham dans un centre de détention pour mineur, il reçoit la visite régulière de sa mère, Eva.

À travers des lettres adressées au père de Kévin, Eva revient sur les tournants de leur histoire et tout ce qui a constitué à les éloigner l’un de l’autre. Elle tente d’expliquer les compromis qu’il lui a coûté de faire entre vie professionnelle et vie familiale, les doutes et les peurs qui ont accompagnés l’arrivée de leur fils, l’envie presque soudaine d’avoir un second enfant sept ans plus tard.

Dès la naissance de Kévin, son père lui porte un amour aveugle tandis que sa mère exprime une certaine méfiance à son égard. C’est tout son être qui le rejette et ses vaines tentatives pour l’aimer ne font qu’accentuer l’ambivalence de leur relation au fil du temps.
Plus tard, lorsque Kévin commet l’impensable, elle ne nie pas avoir une part de responsabilité dans ce qu’est devenu son fils. Sa culpabilité, elle la proclame presque lors de son procès. Parce que cela fait plus de seize ans qu’elle la traîne. Seize ans qu’elle passe son temps à buter contre son fils comme on buterait contre un mur – impuissante et désespérée face au dédain et à l’indifférence qu’il lui oppose en toute circonstance mais surtout face à sa propre incapacité à l’aimer. Ce n’est pas un plaidoyer qu’Eva construit à travers ces lettres, c’est une tentative de décortication d’un processus qui semble s’être enclenché dès la naissance de Kévin. “Les grandes actions sont une accumulation de petites actions successives”.

Et elle se sent bien seule dans cette lutte apparemment sans issue parce que Kévin est beaucoup plus malin qu’il ne veut bien le laisser croire. Il a plusieurs facettes. L’une, tout aussi affable que superficielle, destinée à son père, une autre, sarcastique et provocatrice à l’intention de sa mère. Placide avec certains, retors avec d’autres, les différents visages que présentent Kévin semblent composés, y en a t-il un seul de plus naturel que les autres ? et l’a t-il jamais dévoilé à qui que ce soit ? C’est ce que se demande Eva après l’incontournable : pourquoi ?

Lionel Shriver a le don pour pointer du doigt des vérités que l’on préfère taire et, à travers les tourments d’Eva, elle met au grand jour des sujets tabous : l’innocence de l’enfance et l’amour maternel inconditionnel. Ici les deux sont mis au tapis dans une écriture effroyablement lucide.

Bien que prenant, ce n’est pas un roman qui se lit d’une traite. Qu’elles soient existentielles ou sociétales, les questions soulevées et les réflexions menées sont nombreuses, parfois complexes, souvent tiraillées. Elle nous renvoie à nous-même, à nos propres dilemmes, à la société que l’on produit et celle qui nous façonne (qui nous formate ?). Ce livre met véritablement mal à l’aise parfois. Le résumer ou le critiquer ne pourra jamais faire ressortir avec autant de talent que le fait Lionel Shriver la complexité du genre humain et le conformisme dans lequel on tente de l’enfermer. Une chronique n’est qu’une enveloppe vide dans le cas de ce livre, il est impossible d’en faire ressortir tout ce que sa lecture peut remuer en nous. Il faut le lire pour saisir le tour de force qu’est ce texte.

Qualifié de “roman coup de poing”, on ne peut que confirmer. Il est direct comme une droite et ça secoue, pas seulement physiquement mais aussi intérieurement. C’est un texte qui prend aux tripes, au sens littéral du terme. C’est un puissant coup de poing que Lionel Shriver nous a donné, à couper le souffle.

 

Lionel Shriver   Belfond, 2006
   486 pages
   trad. Françoise Cartano

   Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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