“Aucune terre n’a été acquise honnêtement depuis que le monde est monde”
Philipp Meyer a l’art de raconter des histoires. Dans son deuxième roman, Le Fils, il nous immerge dans celle de la famille McCullough et, à travers elle, celle de l’Amérique, par le prisme du Texas, épicentre de nombreux conflits ethniques.
Les McCullough, issus de l’immigration coloniale, font partie des anglophones venus s’approprier un lopin de terre et chercher fortune au Sud des États-Unis dans les années 1830, sur un territoire tiraillé entre Mexicains, Espagnols et Indiens. De la colonisation à l’essor pétrolier qui dépayse progressivement les plaines du Texas, trois générations se racontent alternativement.
Eli, enlevé par une tribu comanche l’année de ses treize ans, passe plusieurs années parmi eux, adoptant leur mode de vie et leur vision du monde. Sa réadaptation à la civilisation des Blancs ne se fait pas sans éclats et son passage chez les Texas Ranger puis dans les troupes sudistes pendant la Guerre de Sécession participe à faire de lui un personnage de légende, le “Colonel”. Devenu l’un des plus importants propriétaires terriens, il n’a qu’une seule devise : faire ce qu’il veut sans rendre de compte à personne.
Pour son arrière-petite-fille Jeanne-Anne, il restera à jamais une référence et quand elle reprend les affaires familiales elle n’oublie pas les paroles du Colonel : “Souviens-t’en dit-il. Les choses ne valent rien tant que tu n’as pas mis ton nom dessus”. Élevé dans un univers masculin, parmi ses frères et les vaqueros, elle a peu de modèles féminins et ceux qu’elle entrevoit la rebute : pour rien au monde elle ne sera “la femme de quelqu’un”. Une fois à la tête d’une des plus importantes entreprises pétrolières, elle ne cesse de défendre sa légitimité malgré l’avertissement de sa grand-mère quelques années auparavant : [les hommes] “ou bien ils t’aimeront mais ne te respecteront pas, ou bien ils te respecteront mais ne t’aimeront pas” – car c’est dans leur monde qu’elle tente de s’imposer.
Si le Colonel est respecté de tous, que ce soit par admiration ou par crainte, il n’en est pas de même pour son fils Peter. Patrón trop honnête et généreux pour cela, son sens moral le condamne à être constamment en opposition avec sa famille. L’arrivée du pétrole est un vrai dilemme pour lui qui ne pense qu’à pérenniser le Ranch alors qu’il est une promesse de richesse pour le Colonel. Révolté contre le charisme tyrannique de son père, “capable de mettre des choses dans la tête des gens à leur insu”, il ne cesse de se confronter à l’hypocrisie générale et à une réalité des faits manipulé qui le pousseront à faire des choix irréversibles.
La structure du roman nécessite quelques acrobaties pour remettre les évènements à leur place mais l’écriture est prenante. À travers le récit de vie des trois protagonistes, Philipp Meyer nous conte des histoires de Cow-boys et d’Indiens, de conquêtes territoriales comme amoureuses, de sacrifices et de révoltes. Mais c’est bien plus que cela : c’est une véritable “réflexion sur la condition humaine et le sens de l’Histoire”.
Le Fils témoigne de la construction d’une identité texane affirmée et revendiquée mais aussi, et surtout, de l’incapacité des peuples à cohabiter. Ce dernier point est le fil rouge de ce roman, la trame de l’Histoire de l’Amérique aussi – ou le fil blanc. Parce que, de la Conquête de l’Ouest à la conquête de l’or noir, c’est la domination de l’homme blanc qui est mis en exergue. L’Histoire de l’Amérique comme celle du Monde finalement, c’est l’histoire de Blancs qui s’approprient ce qu’ils convoitent, condamnent sans hésiter ceux qui tentent de le voler et qui estiment le faire en toute légitimité. Et cela se répète, d’une manière ou d’une autre, depuis la colonisation jusqu’à nos jours.
“Bien sûr, nous ne sommes pas idiots, la terre n’a pas toujours appartenu aux Comanches. Il y a bien des années de cela, elle était au Tonkawas, mais elle nous plaisait, alors nous avons tué les Tonkawas et nous la leur avons prise… et maintenant ils sont “tawohho” et ils essaient de nous tuer dès qu’ils nous voient. Mais les Blancs ne raisonnent pas comme ça : ils préfèrent oublier que ce qu’ils convoitent a d’abord appartenu à quelqu’un d’autre. Ils pensent : “Ah, je suis blanc, ça doit être à moi”. Et ils y croient vraiment Tiehteti. Je n’ai jamais vu un Blanc ne pas avoir l’air surpris de se faire tuer. (…) Moi, quand je vole une chose, je m’attends à ce que la personne à qui je l’ai volée essaie de me tuer, et je sais ce que je chanterai en mourant. (…) Je suis fou de penser ça ? (…) Je ne suis pas fou du tout ? Ce sont les Blancs qui sont fous. Ils veulent tous être riches, comme nous, mais ils ne veulent pas s’avouer qu’on ne peut s’enrichir qu’en prenant ce qui appartient à d’autres. Ils croient que si tu ne vois pas ceux que tu voles ou que tu ne les connais pas ou qu’ils ne te ressemblent pas, alors ce n’est pas vraiment du vol”.
“Quand des Blancs volent quelque chose, ce n’est pas grave, les Blancs peuvent se voler les uns les autres -, mais si ce sont des Indiens qui volent, alors là, c’est une autre histoire. Tu comprends ? Des Indiens qui volent de l’or, on ne le leur pardonnera pas”.
Primé pour son premier roman Un arrière goût de rouille, Philipp Meyer confirme son talent avec Le Fils, finaliste du Prix Pulitzer 2014 face au Chardonneret de Donna Tartt. Difficile de trancher entre ces deux œuvres imposantes et difficile de faire court pour parler d’un tel roman…
Albin Michel, 2014
671 pages
trad. Sarah Gurcel
Pauline
C’est un de mes gros coups de cœur 2014 🙂 il est magnifique ce livre !