Alors qu’il revient d’une partie de chasse avec sa chienne, le ciel gronde et se gorge de nuages sombres. Assoiffé, Jean découvre une source dissimulée dont l’eau lui révèle son extrême légèreté et son irrésistible douceur. Il s’y plonge tout entier, comme avalé par cette eau mystérieuse, alors qu’au-dehors, sévit la violence de l’orage. L’immersion terminée, l’air gonfle à nouveau son corps mais le monde tout autour s’est figé. Les animaux et les hommes sont prisonniers de leur corps comme si le temps s’était arrêté.
« Immobile, la tête levée, je suis resté comme paralysé de surprise et de peur. Je respirais à petits coups rapides, comme un homme à bout de souffle. Le ciel était mort. De grands nuages noirs le couvraient complètement. Leurs volutes énormes semblaient pétrifiées. Ces nuages ne bougeaient pas. Ils étaient absolument immobiles et solides comme des marbres suspendus. On eût dit un amoncellement de rochers prêts à s’écrouler sur la terre au moindre choc. C’était un ciel d’orage, un ciel de grand orage, mais immobilisé en pleine furie. »
Terres immobiles traversées par Jean des Bories, être ordinaire confronté au chaos et à la solitude étourdissante de ce monde silencieux. Les seuls sons qu’il perçoit sont ceux de son propre corps, de ses mouvements enragés à survivre. Un cœur qui bat et résonne en un écho infini, des pas qui écrasent la terre et se dispersent en une explosion sonore douloureuse. Tous les bruits de corps et de voix sont amplifiés à l’extrême, portés par le silence du monde mort. L’immersion est si intense que l’on vit avec douleur ce récit qui parle de Jean mais plus profondément de l’humain. Ce sont nos peurs et nos vertiges qui s’agitent sous les mots.
« Longtemps je me suis baigné dans le murmure des mots que le silence gonflait en cascade assourdissante. Je me sentais lavé, rincé des puanteurs de la solitude. Une joie violente m’animait. Le monde n’étais pas mort, puisque tous les livres m’attendaient. Tous les livres bourrés de cris, de rires, de plaintes, de flammes, prêts à me soulever leur voix puissante, les livres écrits avec le sang des hommes, avec l’eau du ciel et de la mer, avec le feu de la terre, avec le jour et la nuit, tous les livres m’appartenaient, avaient été enfantés pour moi seul, pour moi, dernier témoin du monde. »
Jean est un homme dans toute sa complexité, l’angoisse de la mort lui donne la rage de vivre et ce, malgré la peine immense qui l’envahit et le dévore. Devoir mener cette vie solitaire et silencieuse le déchire mais rien ne vaut la vie. L’écriture de Lucien Ganiayre, les mots qu’il goûte et transporte, est d’une beauté simple, rendant pourtant toute chose décrite absolument passionnante. C’est la puissance de ce texte qui fait parler le silence et sublime la mort. Comment parler de ce rien qui couve le monde ? Du néant qui l’habite ? L’auteur nous transporte dans cet autre monde effroyable et ne nous laisse jamais de répit, bouleversant nos sens et nos croyances. L’orage et la loutre est un récit fantastique il est vrai mais c’est avant tout le récit d’un homme qui se bat pour la vie et l’amour.
Par le retour au néant, l’auteur évoque les plaisirs de ce qu’était la vie, le goût des choses simples, un visage amical, la beauté de la nuit, la saveur des fruits, la chaleur humaine. C’est aussi l’éloge de cette vie, sa force créatrice jalonne le texte à travers de très belles métaphores. Les cours d’eau constituent pour Jean le cordon ombilical qui le relie à la vie tandis que la source primaire est tel le cocon prodigué par la mère qui protège et nourrit. Certains passages sont de véritables monuments littéraires, et dire que Lucien Ganiayre n’a jamais pu être édité de son vivant ! Après avoir été édité une première fois aux éditions du Seuil, les éditions de l’Ogre lui offre ce second souffle généreux. Un texte absolument superbe et unique !
Editions de l’Ogre
229 pages
Lucie