Les noms propres ont cette propriété magique d’être communs à tous tout en ayant une existence propre pour chacun. Les cartes recèlent un sens caché, intime, qui se tisse au fil de la vie et des films, livres, images et autres récits nous faisant découvrir des lieux inconnus à l’instant ou pour toujours et qui resteront figés dans ce tableau que l’on se fait d’eux. Endroits rêvés, magiques, mystérieux ou inquiétants, notre imagination et celle des autres recréent le monde à chaque instant, s’appuyant sur des mystiques ancestrales oubliées et des faits durs comme de la pierre pour tracer des routes qui n’existeront jamais et qui, pourtant, traversent la Terre de part en part pour mieux nous la faire connaître.
Lorsque Maylis de Kerangal, la nuit, dans sa cuisine, entend à la radio ce 3 octobre 2013 l’annonce de la catastrophe de Lampedusa, pour elle cette île minuscule, ignorée, sicilienne, à un jet de pierre des côtes tunisiennes, un écartement de doigt de la Libye, était le fief du beau Burt Lancaster, aristocrate déclinant, dans Le Guépard de Visconti. C’était le roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. C’était une certaine image de l’Italie, une île perdue, presque fantomatique, qui convoque à chaque évocation les esprits fantasmés de personnages réels et qui amène à la divagation le long des îles méditerranéennes, remontant des voies maritimes pleines d’histoires et d’images disparues et réécrites.
« Autour de 350, plus de 350, au moins 350 – on n’aura pas encore repêché tous les corps, on attend de savoir, et sans doute que dénombrer ceux qui ont survécu, 166, ne permet pas encore de déterminer le nombre exact de ceux qui se trouvaient sur le bateau, sans doute qu’il n’est pas de document, aucune écriture attestant le nombre de passagers embarqués à Tripoli, attestant leur nom et leur identité: au fond, il s’agit bien, pour l’heure de la disparition d’un nombre indéterminé d’anonymes. »
Elle retrace pour nous cette arrivée à Lampedusa, depuis le bal du Guépard, qui confronte l’aristocrate Lancaster au tournant du monde jusqu’à ce naufrage, impensable, irreprésentable, inacceptable, à toucher des côtes européennes de plusieurs centaines d’immigrants que personne n’a secouru. Avec son talent, sa finesse et sa puissance, elle raconte comment ces noms, magiques, mystiques, mystérieux, qui créent notre monde, se rappellent à nous dans leur violence, et la violence qui nous étreint face à la découverte de leur réalité. Un texte court, poétique et immersif qui résume bien le grand talent de Maylis de Kerangal.
76 pages
Editions Guérin
Marcelline