Une Révolution française pas tout à fait fidèle à celle qu’on nous a raconté, une Lune qui devient une destination touristique et des pamphlets diffamatoires qui se la jouent réseaux sociaux avant l’heure ? Adam Thirlwell livre avec Le Futur futur un roman déjanté et subversif, qui se paie le luxe de défier à la fois les limites du temps, de l’espace et du genre littéraire. Déroutant et profondément brillant.
“Les siècles se succèdent, mais tout arrive dans l’instant présent.” (p. 13)
Céline, féministe avant l’heure : une héroïne qui casse les codes
Céline a 19 ans : elle est belle, libre et effrontée. Trop sans doute, dans un monde où la réputation féminine ne tient pas à grand-chose. Victime de pamphlets anonymes, accusée d’être une dépravée totale, elle devient une sorte d’anti-Marie-Antoinette qui entreprend de défendre son honneur dans l’action. Car elle n’est pas du genre à subir : avec ses comparses Marta et Julie, elle lance des salons littéraires et artistiques qui utilisent les mots comme des armes acérées. Avec eux, elles comptent bien reprendre le pouvoir par les arts et les idées, et ébranler au passage le prétendu inébranlable patriarcat. Jusque-là, rien de bien alternatif dans le constat auquel on adhère sans peine.
Pour autant, il ne faut pas longtemps pour comprendre que cette héroïne n’est pas un personnage classique de roman historique. Elle incarne une figure féministe intemporelle, une combattante intellectuelle qui aurait aussi bien pu militer sur Twitter que s’improviser leader d’une manif dans les rues de Paris. Et son courage et son insolence vont s’exprimer dans un cadre à la fois moderne et volontairement anachronique.
Le mélange des genres au service d’une esthétique maîtrisée du chaos
Dès les premières pages, on est frappé(e)s. Explosif, irrévérencieux, presque cinématographique, le style d’Adam Thirlwell explose les frontières et les poncifs du genre littéraire. Le Futur futur est tout : satire du XVIIIe siècle, roman philosophique, fiction féministe, space opera absurde – tout, on vous dit, et ce avec un humour mordant et débordant littéralement des cases et des catégories.
Entre salons parisiens dignes des Liaisons dangereuses et scènes quasi-hollywoodiennes de conquête spatiale, le lecteur n’a jamais lu ça. Les surprises sont légion, page après page ; les sauts narratifs seraient vite chaotiques s’ils n’étaient pas si savamment orchestrés. DJ Thirlwell mixe en effet les genres narratifs avec brio : la compo pourrait être cacophonique, et pourtant la mélodie prend forme, et le roman trouve une harmonie inattendue.
Une satire politique et sociale à double détente
Mais Adam Thirlwell n’est pas un petit joueur pour autant : Le Futur futur apparaît vite comme un texte engagé, un portrait acide du pouvoir et de la manière dont les femmes en sont souvent les premières victimes, à l’image des campagnes de harcèlement dont elles sont actuellement les victimes. Dans la manipulation médiatique par le biais des pamphlets, on détecte clairement une allusion à l’ère de l’infobésité et des fake news. Sans tomber dans la moralisation gratuite, l’auteur mise plutôt sur l’absurde et la satire, et ça marche, puisque l’effet miroir entre cet univers pas si fictif fait vite mouche.
“La littérature était partout. Le monde était une jungle appelée écriture. En ce monde, les écrivains devenaient politiciens et les politiciens écrivaient pour les journaux, et pendant ce temps, les uns et les autres s’écrivaient chaque jour, comme si une expérience n’en était pas une tant qu’elle n’avait pas acquis sa propre image en mots. Les mots étaient imprimés sur des feuilles de journaux, gribouillés sur des bouts de calepins et des lettres, amassés en archives, collés sur des murs ou reliés ensemble en petites plaquettes pour être distribués dans les galeries. Le papier qu’il fallait utiliser était rêche, il était lourd et taché et il se déchirait très facilement, mais les mots eux-mêmes, semblait-il, devenaient de plus en plus légers, des symboles presque esquissés pour attraper l’univers dans un délicat filet ineffable. Et plus un filet est ineffable, plus il est impossible d’y échapper.” (p. 26)
Œuvre résolument audacieuse, Le Futur futur ne ressemble à rien de connu. Véritable ovni littéraire qui mêle l’histoire, le féminisme, la politique et la science-fiction, il propose une expérience de lecture unique et inoubliable, via une réécriture imaginative de l’Histoire et une réflexion puissante sur la place des femmes, le pouvoir des mots et l’éternel combat pour la liberté. La traduction de Nicolas Richard n’y est pas pour rien : il fallait un vrai talent pour rendre honneur à l’ironie mordante et à la virtuosité stylistique de l’original. Chapeau bas, donc, à l’auteur comme à celui qui a su choisir le vocabulaire pour nous plaire dans la langue de Molière, et rendre ce texte tout aussi accessible que jubilatoire.
Editions de l’Olivier
Traduction de Nicolas Richard
320 pages
Faustine