Ce sont les vies de Rosa, d’Antonia, d’Ari, de Miss Whitemore et du professeur Borja. Des histoires qui se frôlent et se heurtent dans une campagne absurdement jubilatoire, enduite de fatalité. C’est peut-être surtout Rosa, jeune fille en fleurs qui sucent des cailloux pour se souvenir des sentiments passés, laissant la haine côtoyer l’amour au creux de la même main. Qu’elle le veuille ou non, Rosa attire sur elle les regards des hommes et en tombe facilement amoureuse. Le regard chargé d’innocence feinte et de fraicheur, elle consacre une énergie folle à Antonia, sa grand-mère malade qui voit mal, entend mal et parle peu.
« Rosa suce des petites pierres comme des bonbons. Ce sont des pierres qu’elle a ramassées dans des endroits où elle a connu une certaine forme de joie, ou de douleur, des moments qu’elle ne veut pas oublier. […] Certaines de ces pierres sont pointues et Rosa se blesse la bouche en les suçant comme des bonbons, mais elle aime cette sensation de douleur mêlée au souvenir de la joie, et cette saveur rouillée, celle du sang, de la vie . »
Dans cette histoire là, les personnages sont des blessés de vie, bousculés par elle et par l’épée de la fatalité qui entaille leur dos. La vie a le goût de rouille et n’épargne aucun de ceux qui foulent la terre.
« Rosa se réveille et croque l’œuf. Elle le mâche avec sa coquille et avale tout, tandis qu’un peu de jaune se mélange au blanc et coule le long de son menton. Elle n’a plus besoin de lui, il lui a déjà servi de ballon, pour voler dans ses rêves. C’est ça que l’œuf a à l’intérieur : l’envie de voler. »
Alors quand la grand-mère de Rosa lui demande cet ultime voyage en terre sainte, elle ne peut refuser. Mais ils sont pauvres, Antonia est faible et le voyage à Jérusalem est une folie impossible. Mais comme dirait le professeur Borja, l’impossible c’est de la merde, alors si le petit groupe ne se rend pas à Jérusalem, c’est Jérusalem qui viendra à eux.
« L’essence est une petite boule, c’est le noyau des cellules, tout le reste est la manifestation des ordres de cette petite boule. Nous sommes tous des manifestations des ordres donnés par ce petit point rempli de lettres qu’est notre code génétique personnel. Le judaïsme dit que l’ineffable nom de Dieu est composé de quatre lettres. Que son nom est un tabou, qu’il est imprononçable. Je vous dis qu’ils ont raison, et que c’est là une science des plus profondes. Les lettres qui composent le nom de Dieu sont au nombre de quatre : A, T, C, G. Adénine, thymine, cytosine et guanine. »
Ici, les savants et curé délurés exposent leur science dans des thèses qui surgissent complètement détraquées mais qui au fond, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, transportent leur écho à travers nous, de manière bien étrange comme s’il fallait gratter la première couche d’absurde pour laisser émerger la vérité. Les débats métaphysiques touchent gravement à la mort, interrogent au passage le sens de nos existences et écorchent la question de Dieu, avec humour, cynisme et perfection. Jésus-Christ buvait de la bière fut un moment parfait de lecture. Afonso Cruz, magistral, et Marie-Hélène Piwnik par la traduction qu’elle offre, délivrent un condensé de très belle littérature. Une littérature inclassable, surprenante, philosophique et poétique. Un détonnant mélange des genres, une littérature qui parle du monde et de sa complexité. Un incroyable must, un joyeux bordel, assourdissant et terriblement puissant. Pur plaisir, sourires et larmes garantis…
Les Allusifs
Trad. Marie-Hélène Piwnik
Parution : 18 mars 2015 – 256 pages
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