Deuxième roman de l’auteur portugais Afonso Cruz paru chez Les Allusifs après Jésus-Christ buvait de la bière, Les livres qui ont dévoré mon père est un récit aussi court que rebondissant, aussi riche que loufoque, au style et à l’écriture surprenants, de ceux qui laissent une impression énigmatique sur l’esprit et le coeur.
Tout commence le jour où le jeune Elias Bonfim, alors âgé de 12 ans, hérite enfin de la clé du grenier de sa grand-mère, dans lequel l’attend patiemment la bibliothèque bourrée de livres en tout genre de son père. Ce même père qui a mystérieusement disparu avant même qu’Elias est l’honneur naturel de le rencontrer… Ce père nommé Vivaldo Bonfim qui lisait à longueur de journée, dévorant page après page des tonnes de livres… A moins que ce ne soit aux final ces fameux livres qui ne l’aient englouti à leur tour.
Visiblement, le littérophile compulsif avait tendance à bouquiner en toute circonstance, y compris au boulot sur ses heures de travail, un ouvrage savamment glissé sous les formulaires de déclarations d’impôts. Jusqu’au jour où son patron a trouvé sur son bureau un exemplaire de L’île du Docteur Moreau d’H.G Wells, mais de Vivaldo, point. Et même plus de Vivaldo du tout, pour tout le monde.
“Une bibliothèque est un labyrinthe. Ce n’est pas la première fois que je me perds en l’une d’elles. Mon père et moi, on a ça en commun. Je pense que c’est ça qui lui est arrivé. Il s’est perdu au milieu des lettres, des titres, perdu au milieu des histoires qui habitaient sa tête. Parce que nous sommes tous faits d’histoires, pas d’adé-ènes et de codes génétiques, ni de chair, muscles, peau et cerveau. D’histoires.”
Résolument déterminé à le retrouver, le jeune garçon file tous les soirs se blottir au creux du canapé à rayures afin de se plonger entre les pages du lègue aux tranches dorées et aux annotations griffonnées dans les marges. Instinctivement, il sait qu’il ne doit pas commencer par L’île du Docteur Moreau mais avancer doucement, de livre en livre, remontant le cours des lectures de son géniteur. Au fil de son enquête, il va rencontrer pas mal de gens assez renommés; il tombe sur le terrible être maléfique de l’Etrange cas du Docteur Jeckyll et Mister Hyde, va à l’encontre d’un Raskolnikov évadé de Crimes et Châtiments et est suivi d’un chapitre à l’autre par Edward Pendrick, rebaptisé Argos depuis qu’il a pris l’apparence d’un gros chien noir. Aiguillonné par des souvenirs déterrés de mémoires typographiques chimériques, Elias suit la piste laissée par son père en traversant une foule d’épopée issues de toute époques et de tous genres.
“Mais il aspirait à cette souffrance pour apaiser ses remords. Je pense qu’il s’agit là d’un mécanisme psychologique. Nous désirons souffrir lorsque nous savons que nous avons commis un acte ténébreux. Nous désirons en payer le prix. Nous sommes un être compliqué que régissent des choses très simples.”
Afonso Cruz ne se contente pas de semer les références littéraires en les incarnant dans ses personnages, il en dissimule également dans ses dialogues, dans les pensées et la logique d’Elias, les paroles et les discussions des ses amis et de sa famille… Bref, il en cache dans tous les recoins, comme autant d’oeufs de Pâques que l’on a plaisir à découvrir et à savourer.
Mais la vie concrète reprend le dessus d’une manière ou d’une autre, et interrompt la quête identitaire et la fuite en avant du jeune Elias, en plein vol. Car sous son aspect bon enfant et insolite, ce roman d’Afonso Cruz évoque des sujets aussi palpables que la disparition expliquée ou non d’un proche, les interrogations et les décortications profondément phlilosophique du monde qui nous entoure, les méandres de l’adolescence et les sentiments contradictoires qui les accompagnent; ce cycle existentiel des battements d’un coeur, du rythme d’un échappatoire imaginaire surement vital.
L’enfance toute sérieuse et les lectures rebondissantes… Afonso Cruz entremêle tout cela à tel point que, aussi bien pour le narrateur que le lecteur, réalité et fiction ne font qu’un: les livres finissent par nous dévorer.
“Pour les uns, la racine est la partie invisible qui permet à l’arbre de pousser. Pour moi, la racine est la partie invisible qui l’empêche de voler comme les oiseaux. Un arbre est un oiseau raté.”
Editions les Allusifs
128 pages
Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik
Caroline