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Alessandro Piperno – Avec les pires intentions

Alessandro Piperno écrit avec la verve des grands orateurs. Sous sa plume acide, le verni des apparences se dissout pour mettre en exergue les aspects les plus dérangeant de chacun et bousculer la bien-pensance ambiante. Déjà très convainquant avec Persécution et Inséparables (tout deux primés), son premier roman est encore plus relevée, en terme de causticité. Récemment sorti dans la collection Piccolo des éditions Liana Levi, Avec les pires intentions ne laisse rien au hasard. Dans une écriture vive et mordante, Alessandro Piperno est bien disposé à mettre les pieds dans la fourmilière de la bourgeoisie romaine. En commençant par “les époux Sonnino immoralistes et jouisseurs – avec toute leur légèreté et toute cette rhétorique pourrie de la légèreté”.

“Après une adolescence confortable, ces juifs de la Rome comme il faut, une fois absorbée la dose de frustration érotique que constituaient finalement les lois antisémites de 38, avaient été littéralement contaminés par l’épidémie d’allégresse de l’après-guerre et avaient remplacé – avec quel sens de l’improvisation ! – la terreur de Benito Mussolini et Adolf Hitler par la vénération mimétique pour Clark Gable et Liz Taylor. Comme si l’épouvantable couple clownesque de dictateurs fascistes n’avait jamais existé, comme si dans le cœur de tous les Bepy italiens il avait été enterré avec les carcasses indifférenciées des centaines de parents déportés (…) À l’évidence, l’enfer avait aboli l’interdit. Si ce refoulement collectif n’avait pas existé, comment aurait fait grand-mère Ada (…) pour assister avec autant d’émotion au dessèchement de ses hortensias à la fin de chaque été ?”

Avec Bepy Sonnino, on est loin du “savoir-vivre et discrétion” de Leo Pontecorvo qui incarnait un père de famille “bien comme il faut” dans Persécution ; loin de la descente aux enfers d’un homme qui n’avait rien à se reprocher et qui se retrouve accusé d’avoir tenté de séduire l’amie de son fils ; loin de celui qui s’emmure dans le silence plutôt que de se défendre et que l’on a envie de secouer. Ici les personnages d’Alessandro Piperno ne sont pas exempt de tout reproche et noient leur responsabilité dans l’opulence et la luxure. Leur principale défense est l’attaque, le trop plein de tout pour ne pas avoir à affronter leurs erreurs et passer outre tout jugement moral.

“(…) le plus important est de retenir que rien ne l’est assez pour mériter la participation de nos émotions ou pour entamer notre bien-être matériel. Il faut donc parler, parler sans cesse, ne pas se taire pour écouter, ne pas écouter afin de ne pas se taire, acquérir le don du dernier mot, de la repartie inoubliable.”

Avoir une allure irréprochable et maîtriser l’art de la rhétorique, faire preuve d’assurance sans jamais douter, telle est la devise que Bepy a pris soin d’appliquer et de transmettre à ses fils – tout en laissant des dettes colossales pour héritage. Si le cadet n’a pas été réceptif, l’aîné l’a été pour deux, au grand damne de Daniel, narrateur et spectateur privilégié de l’opprobre tombée sur sa famille.

À travers une fresque de portraits hauts en couleurs des différents membres de sa famille et approchants, ce dernier dépeint une bourgeoisie romaine qu’il exècre tout en étant fasciné par sa toute-puissance ostentatoire. Bepy Sonnino, David Rubens, Nanni Cittadini et sa petite-fille Gaïa qu’il a longtemps convoité… en sont le reflet et n’ont cessé d’alimenter ces turpitudes d’adolescent en le renvoyant sans scrupules à son statut de perdant. Ce n’est donc pas sans sarcasme et aigreur qu’il revient sur le passé sulfureux de son grand-père, Bepy Sonnino, et sa jeunesse qui s’achève par un cuisant revers que seul l’irrationalité de l’adolescence pourrait expliquer…

Avec les pires intentions n’a rien de “politiquement correct” mais le côté provocateur d’Alessandro Piperno n’est pas dénué de sens. On a “l’impression de se trouver en présence de quelque chose dont la vérité [est] démontrée par le caractère dérangeant de la thèse, par sa nature moralement et politiquement répréhensible.” . Que ses personnages soient de mauvaise foi ou au-delà de tout soupçons, ils nous entraînent avec eux dans leur chute. C’est à travers eux, la manière dont ils vivent leurs actes plus que leurs actes eux-mêmes, que le roman se construit. L’atmosphère créée est prégnante et les personnages impossible à oublier.

“Frivolité, sarcasme, effronterie, tendance au sophisme, aux faux-fuyants et au dépassement de crédit, impudence, incapacité d’évaluer l’effet de ces actes, prodigalité, obsession sexuelle, désintérêt pour le point de vue d’autrui, réticence à reconnaître ses torts, force de caractère affiché qui n’est que faiblesse (…)”
“Bepy est fou, excessif, mais c’est aussi un as dans l’art de la raillerie et de la dissimulation. Une créature forgée par vingt ans de fascisme adoucie par une overdose de causticité et d’humour républicain, une vivante contradiction à laquelle on peut tout reprocher, sauf de n’avoir pas été rigoureusement fidèle à lui-même.”

avec-les-pires-intentions-alessandro-pipernoéditions Liana Levi, 2006
391 pages
traduit de l’italien par Franchita Gonzalez Batle

Pauline

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Chroniqueuse

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