Avec La Manufacture du meurtre, Alexandra Midal adopte un point de vue inédit sur la figure du tueur en série. A travers l’exemple édifiant du célèbre H. H. Holmes, considéré comme le premier tueur en série américain, elle met en évidence l’émergence simultanée de la révolution industrielle et le meurtre en série.
Loin d’être une coïncidence, je lance l’hypothèse que Holmes est le produit d’une collision logique rapprochant deux pratiques apparemment distantes sous le dénominateur commun des nouveaux modes de production industriels dont le design et le meurtre sériel sont les deux émanations. La coémergence de ces notions met en scène une triangulation entre la conception du vivant, de la sérialité et ses corollaires, et une psyché mise à mal par la modernité.
De son vrai nom Herman Webster Mudgett, H. H. Holmes naît en 1861 dans le New Hampshire, état du nord-est des Etats Unis. Après avoir suivi des études à l’école de médecine de l’Université du Michigan, il s’installe comme médecin à Moore’s Fork dans l’Ohio. En mal d’argent, il abandonne femme et enfants pour tenter sa chance à Chicago et débute alors une série de fraudes à l’assurance avec la complicité d’un ami. En 1885, il ouvre un bureau en tant qu’inventeur dans la banlieue de Chicago, utilisant pour la première fois son célèbre pseudonyme. Malheureusement son premier brevet, le ABC Copier, machine à dupliquer les documents, ne séduit pas les investisseurs.
A nouveau désargenté, il est contraint de déménager, et s’installe à Englewood, quartier au sud de Chicago. Il y décroche un emploi de commis de pharmacie. Officine dont il devient propriétaire à la mort du pharmacien ( dont la veuve disparaît d’ailleurs mystérieusement ). H. H. Holmes revend immédiatement le commerce, et profite de l’argent gagné dans la transaction pour faire construire, entre 1889 et 1890, sa fameuse maison. Pour ses proportions inhabituelles, les habitants du quartier l’appelleront le « Château ».
Tout en faisant prospérer ses commerces, H. H. Holmes poursuit ses escroqueries. Mais il tue son complice et tente de maquiller le meurtre en suicide. L’affaire tourne mal, il éveille les soupçons. Craignant d’être découvert et dénoncé par la veuve de son ancien ami, il décide d’éliminer toute la famille. Il sera finalement arrêté le 17 octobre 1894, jugé et déclaré coupable l’année d’après, et finalement pendu le 7 mai 1896.
Loin des délectations malsaines que peuvent provoquer les faits divers sordides, Alexandra Midal, en tant que spécialiste du design, s’intéresse en tout premier lieu à l’étonnante maison du tueur. A l’époque, on se méfie encore du gaz de ville, jugé dangereux. Il suppose aussi la nécessité de se connecter à un réseau commun, ce qui est synonyme, pour beaucoup de gens, de perte d’autonomie. Ainsi, dans les années 1880 dans les grandes villes américaines, on préfère conserver l’usage de la lampe à huile de baleine.
Hors, le « château », imposante architecture d’une centaine de pièces, comportant des appartements et des boutiques, est dotée des inventions et technologies les plus avancées. Le gaz notamment permet à Holmes de tuer efficacement et à distance, sans que sa victime ne puisse soupçonner ce qui va lui arriver. Depuis son propre appartement, le meurtrier ouvre l’arrivée de gaz dans une chambre, qui se révèle étanche, à l’autre bout de la maison. D’un simple mouvement, il déclenche une étincelle qui transforme la pièce, aux murs ignifugés, en brasier mortel sans que les appartements voisins ne soient touchés.
Il s’équipe aussi d’un gigantesque passe-plat, innovation encore rarissime à l’époque. Sensé alléger le travail de service des domestiques dans les maisons à étages, celui-ci servira à Holmes pour escamoter les cadavres et les envoyer prestement au sous-sol, quel que soit l’endroit de la maison où le meurtre a été commis. En homme moderne et visionnaire, Holmes s’équipe de chaudières, encore très coûteuses à l’époque, pour l’eau de ses salles de bain, de réserves de gaz et de canalisations pour les eaux usées. Il aménage enfin le sous-sol en crématorium dont le système d’aération permet la carbonisation des corps sans que personne dans la bâtisse ne puisse percevoir la moindre odeur ou volute de fumée.
Cette maison si impressionnante serait, pour Alexandra Midal, le symptôme le plus révélateur du fonctionnement criminel de Holmes. Elle témoigne en effet de sa logique de rationalité et d’efficacité tournée vers le profit, propre au capitalisme. Elle est également le reflet des changements opérés pendant cette période charnière de révolution industrielle.
Le Château répond à une logique de la production en série – de la mort comme de la vie. Holmes est un homme d’affaires et les activités qu’il conduit visent à accroître les bénéfices. […] Une fois le Château construit, Holmes poursuit ses escroqueries tous azimuts : tout ou presque de ce qui est vendu dans ses commerces du rez-de-chaussée est faux.
A travers cet essai passionnant, Alexandra Midal fait la brillante démonstration que le meurtre en série, en parallèle du design, est le produit de son époque. Holmes, dans son Château, s’intègre en réalité parfaitement dans les logiques de son temps. L’autrice de la Manufacture du meurtre nous rappelle d’ailleurs qu’Holmes opérait à Chicago, ville qui comprend alors de monstrueux abattoirs sur une superficie de plus de 150 hectares. Quelques années seulement avant que le tueur construise sa propre « usine de la mort », le quota d’abattage des vaches atteint 60000 individus par jour. S’opère dès lors une évidente relation entre la mécanisation et la mort. Ce processus de recherche de l’efficacité réifie le vivant, avec le profit pour seul finalité.
C’est justement parce que Holmes, loin de pouvoir être ramené à la « folie », procède par séries et répétitions tout en n’étant porté par aucune conviction ou idéologie autre que son profit, que ses actes dévoilent le visage extrême du capitalisme, dont la production est un parangon, le design industriel une des expressions, et le tueur en série un des états de sa production.
Le texte d’Alexandra Midal est par ailleurs augmenté des propres confessions de H. H. Holmes, parues initialement dans le journal The Philadelphia Inquirer le 12 avril 1896, moins d’un mois avant son exécution. La traduction est de l’autrice elle-même.
Paru le 18 octobre 2018 aux éditions Zones,
128 pages
amélie