Peut-on vraiment être « sans histoire », comme l’annonce le titre du livre d’Alice Zeniter Je suis une fille sans histoire, aux éditions de l’Arche ? Titre qui, si l’on regarde les thèmes traités par Alice Zeniter dans ses précédents ouvrages, semble bien ironique. Nous allons rapidement voir que nous ne sommes finalement qu’un amoncellement d’histoires.
Texte de commande de la comédie de Valence, « Je suis une fille sans histoire » fut écrit à l’origine pour la scène. Une comédienne, en l’occurrence l’autrice, se tient face à la scène et prodigue aux spectateur·ices un cours de littérature et de pensée critique. Le ton est léger, drôle, avec de régulières adresses aux lecteur·ices. Mais cette légèreté ne dilue pas le propos qui est lui, exigeant, vif et documenté. Créée peu de temps avant le confinement de mars 2020, la pièce n’a été que peu jouée et devrait retourner à la scène d’ici quelques mois.
« Ce n’est pas parce que la viande était cruciale que les chasseurs se sont imposés, c’est parce que leur histoire était meilleure. Et c’est vrai que les récits de cueillette sont un peu délicats à construire. SI je vous raconte, par exemple, que j’ai passé ma journée dans les bois et que j’ai cueilli une airelle et puis une autre et puis une autre ah et encore une autre, dix airelles, vingt airelles… Ce n’est pas trépidant. Je peux bien sur essayer d’y mettre un peu plus d’intensité : Aujourd’hui j’ai cueilli une airelle ! Suivie d’une autre airelle ! Et soudain je suis tombé sur un merveilleux coin à airelles, elle étaient rouges et brillantes, les plus belles de toutes les airelles, et moi je les cueillais par poignées et… Bon,autant l’avouer, même si je rajoutais du passé simples, des chiasmes et des homéotéleutes, il y a de gros risques que je vous ennuie. Mais si je vous raconte qu’un mammouth monstrueux a foncé sur moi ? »
Je suis une fille sans histoire est pensée comme une réflexion non linéaire, fragmentée, sur la littérature et son pouvoir politique. Que signifie raconter des histoires, et comment ? Qui les raconte, pour qui et qui en sont les personnages ? Autant de questions qui structurent et orientent la réflexion d’Alice Zeniter. Pour y répondre, elle convoque Ursula Le Guin, Ferdinand de Saussure ou encore Aristote et sa « poétique » incontournable.
La théorie de la fiction panier, base importante de la pensée d’Ursula Le Guin, ouvre le texte : quel est le premier récit de l’humanité ? Une histoire de chasse, nous répondent les peintures rupestres. Et si la première histoire avait été non une course virile à la mort, mais un récit de cueillette ? Une fiction panier ? Quel en aurait été l’impact sur la littérature ? Sur la société ?
Aristote l’énonce clairement : dans un bon texte, il faut de l’action, et plus précisément de l’action propre à provoquer des sentiments. De plus, il faut imiter le modèle existant, afin de créer plus de réalisme. Donc à société patriarcale, littérature patriarcale, l’ensemble de la littérature s’étant fait dérober son potentiel révolutionnaire par la classe dominante.
Alice Zeniter nous interroge sur notre perception des histoires que l’on nous raconte : celles qui font de nous ce que l’on est, qui traversent parfois les âges (la « fiction-lance »), ou celles plus insidieuses que l’on gobe au quotidien à travers les médias et les productions culturelles.
L’analyse des signes des corps, des détails écrits, vus ou lus, est un sport politique, qui contribue à l’émergence des paroles minoritaires, et en ce sens, la sémiologie de Saussure est un excellent outil.
« Par exemple… Vous verriez que j’ai les cheveux courts et pas bien coiffés. Je ne m’épile pas les sourcils. Je ne suis pas maquillée. Vous pourriez en déduire que je ne me soucie pas d’un certain nombres de critères qui définissent la beauté féminine « canonique ». Si vous poussiez un peu, vous pourriez émettre l’hypothèse que je suis féministe. Vous n’auriez pas tort. […] Quoi d’autre ? Observons mes mains à présent. Ongle coupés très court = je ne joue pas de guitare. Marques jaunes sur l’index et le majeur = Fumeuse de roulées. La déformation à la jointure montre que j’écris beaucoup avec un stylo : On l’appelle la bosse de l’écrivain, ou la boule de l’écriture. Mais les ongles court peuvent aussi indiquer que j’utilise beaucoup mon clavier et que je les coupe pour ne plus entendre le petit cliquetis déplaisant. Écriture au stylo + écriture à l’ordinateur = je passe ma vie à écrire, je suis écrivaine. Mais comme je vous l’ai dit dans la première phrase du livre, ce n’est pas très spectaculaire. On continue. »
La collection « Des écrits pour la parole », dirigée par Claire Stavaux, regroupe des textes insolites par leurs formes et leurs propos. Entre le théâtre et la poésie en forme libre, ces textes mettent en avant une parole elle aussi libérée. Féministe, décoloniale, critique, cette collection redonne à la parole et au verbe poétique sa rage et son action politique. Vous pouvez retrouver un excellent entretien autour de cette collection ici.
Je suis une fille sans histoire,
Alice Zeniter,
Des écrits pour la parole,
L’arche éditeur,
102 p.