Le Papillon d’Andrus Kivirähk raconte l’histoire d’August et d’une troupe du théâtre de Tallinn, témoins d’une époque au cours de laquelle l’Europe bascule et sombre dans l’horreur de la guerre. Le papillon c’est le théâtre Estonia, c’est également son incarnation humaine, Erika, l’épouse du narrateur, mais c’est surtout le roman en lui-même, cette parenthèse délicieuse et légère, pleine de grâce et d’humour, qui s’envole presque avant qu’on ait pu en saisir pleinement la beauté.
Jamais August Michelson, serrurier simple et sans histoire, n’avait songé à une carrière de comédien. Son unique lien avec le monde du théâtre s’était simplement borné à un petit rôle joué dans le spectacle de l’école quand il était enfant. Pourtant c’est sans la moindre hésitation qu’il décide un beau jour de quitter son emploi à l’usine, quand il rencontre tout à fait par hasard un couple quelque peu excentrique :
Il me sembla qu’au sein d’un film muet en noir et blanc, que l’on projetait autour de moi, avaient fait irruption deux oiseaux des tropiques, richement colorés et jacassant d’abondance, et le contraste avec l’arrière-plan était si grand qu’il faisait mal aux yeux.
Elle s’appelle Netty, c’est l’une des comédiennes vedettes de l’Estonia, le grand théâtre de Tallinn. Lui n’est autre que Paul Pinna, le fondateur de la compagnie d’acteurs qui peuplent les lieux. Quand Pinna propose, ou plutôt somme à August d’en « finir avec ça », sous-entendu son travail à l’usine, et de les rejoindre dans la troupe, le jeune homme n’hésite pas l’ombre d’une seconde et embarque avec insouciance pour une vie de bohème, à la rencontre du Papillon.
Il faut dire qu’August, le narrateur du roman, explique clairement au lecteur dans quel ennui il vivait jusque-là, végétant dans une espèce d’attente, sans saveur ni couleur. C’est donc avec un plaisir non dissimulé qu’il intègre la troupe, dirigée par Pinna et Alterman, deux comédiens qui ont réellement existé. Car il faut le dire ici, Andrus Kivirähk s’amuse à jouer avec les frontières dans le Papillon. Les frontières entre la réalité et la fiction, entre le roman et le théâtre, entre le réel et le fantastique.
L’Estonia et sa joyeuse troupe constituent, dans le roman, un pont entre deux mondes. Un monde pragmatique et réel, dans lequel les traditions ancestrales et païennes sont déjà presque perdues :
Les hommes les plus âgés, ceux qu’on supposait avoir été détenteurs de savoirs ancestraux ou témoins de choses auxquelles les contemporains ne savaient même plus donner un nom, ceux-là disparaissaient les uns après les autres dans la tombe en y emportant leurs secrets, sans que personne songeât à le regretter, car chacun avait assez à faire à s’occuper de soi-même.
Et un autre monde, où vivent les kratt, où les meuniers tombent amoureux des femmes-oiseaux et où rôde l’affreux chien gris, incarnation de la mort.
Peu de temps après l’arrivée d’August dans la troupe, une nouvelle recrue les rejoint : Erika, qui deviendra sa femme. Le nouveau théâtre se construit et malgré la présence glaçante du chien gris, pourtant annonciatrice de malheur, la vie de la troupe suit son cours. Le narrateur, conteur espiègle et plaisant, se laisse aller à digresser sur les péripéties de ses camarades aussi facétieux qu’imaginatifs quand il s’agit de jouer des tours. Le récit évolue dans une sorte de légèreté, le roman empruntant largement à l’art de la farce. Le nouveau théâtre est inauguré et la troupe connait une période de faste et de succès :
L’époque avait perdu toute importance, le seul espace qui demeurât réel était le théâtre Estonia. Transportés à rebours dans le temps, nous redonnions vie à des tableaux évanouis, et dans la salle, le public sentait le spectacle réveiller dans le tréfonds de sa mémoire une sensation primordiale à laquelle il s’unissait, comme s’emboîtent les assemblages d’un bon menuisier.
Mais la troupe comme le reste de l’Europe est rapidement rattrapée par la réalité, l’heure de la première guerre mondiale sonne et les coups de canon remplacent les trois coups du brigadier. Pinna est parti, Alterman est malade et le magnifique nouvel Estonia, avec ses deux ailes de papillon, devient un hôpital improvisé, un mouroir, dans lequel sont soignés les soldats revenus du front.
Les comédiens, Alterman à leur tête, comprennent l’importance de continuer à jouer malgré les atrocités, malgré l’infernal désastre qui ravage le continent, de jouer contre le désespoir. La troupe décide alors de poursuivre la saison et de proposer de nouveaux spectacles pour que vive l’amour et la beauté, le rire et la légèreté :
Les premières se succédaient sans discontinuer. Le public, comme affamé, soucieux d’oublier l’horreur d’un quotidien rempli de mort et de vulgarité, se jetait avec une fringale terrifiante sur les contes et les illusions que nous lui servions […]
Car le maître-mot du roman d’Andrus Kivirähk c’est bien l’illusion. Le narrateur nous prévient dès les premières pages : ce qu’il raconte n’est qu’un tissu de mensonges, une fable inventée pour nous divertir, nous amuser, ou s’amuser lui-même. Il rit de notre crédulité de lecteur, s’amuse à déconstruire en quelques mots tout ce qu’il a construit en plusieurs pages.
Theatrum mundi, penserons-nous à la lecture du roman. Le monde est un théâtre et avec l’aide de son narrateur, Kivirähk tire les ficelles et nous rappelle les pouvoirs de l’imagination et les défaillances de la mémoire.
Le Papillon magnifie le rôle de l’imagination et de l’art dans la vie des hommes. Il propose une lecture du monde dans laquelle la liberté trouve sa place dans la fantaisie et où même les plus légères billevesées deviennent des résistances.
Les comédiens se défendent tant qu’ils peuvent face aux tentatives de récupérations intellectuelles de leur travail et aussi face aux assauts du chien gris, furieux de voir qu’il n’a pas de prise sur l’illusion créée au sein du théâtre :
Derrière les murs de l’Estonia, on vivait une vie qui ne se pliait pas à ses lois ; c’était une tour d’ivoire, pour l’escalade de laquelle ses griffes s’avéraient trop émoussées. C’était une citadelle.
Et peu importe que la mort soit inéluctable, peu importe que la solitude finalement survienne ou que le temps fasse son œuvre, au moins, pendant quelques instants, les comédiens de l’Estonia et August le narrateur, nous auront divertis nous lecteurs, et cette parenthèse volée, cette délicatesse de papillon, nous aura appris les bienfaits du jeu et les pouvoirs de l’insoumission.
Traduit de l’estonien par Jean-Pascal Ollivry
Éditions Le Tripode
160 pages.
Hédia