Il est psychanalyste, elle est anesthésiste. Il se remet à peine de la mort de sa femme, elle peine à maintenir une bonne relation avec sa fille. Drik et Suzanne. Le frère et la sœur. Ils se débattent et tentent comme ils peuvent de surmonter la perte d’Hannah, la femme de Drik, la meilleure amie de Suzanne, et ses conséquences sur l’ensemble de leur famille.
Suzanne est un médecin brillant, quoiqu’au caractère un peu introverti, qui évolue au sein du service d’anesthésiologie d’un grand hôpital. Considérée comme une collègue de confiance, respectée par tous pour son sérieux, son professionnalisme et sa retenue, elle fait preuve d’un sens aiguisé de l’observation et, à travers ses yeux, le lecteur est transporté au plus près de son métier d’anesthésiste.
Il faut ici préciser que le roman d’Anna Enquist, ancienne psychanalyste, est une commande du projet « Un écrivain dans le service » du département littérature et médecine du centre hospitalier de l’Université libre d’Amsterdam. L’auteure a ainsi vécu plusieurs semaines dans un service d’anesthésiologie, participant à des cours, passant des journées au bloc opératoire et interrogeant les membres du personnel soignant.
Le roman opère à ce titre avec une précision chirurgicale. D’un réalisme épatant, presque documentaire, il fait vivre dans ses pages tout un service de médecine, avec luxe de détails, de vocabulaire médical, et un sens de la description confondant.
Mais le précédent métier d’Anna Enquist lui permet également d’aborder les parties de Drik, qui concernent la psychanalyse, avec un œil acéré, critique et d’une grande pédagogie.
Le roman commence donc au moment où Drik retourne à la vie professionnelle et reprend son activité dans son cabinet. Si sa sœur semble évoluer avec aisance dans son travail, pour lui l’exercice est plus compliqué. Son meilleur ami, qui n’est autre que le mari de Suzanne, psychiatre également, lui envoie un premier patient, un étudiant en psychiatrie qui consulte dans le cadre d’une thérapie obligatoire pour sa formation. Ce jeune homme, Allard, met Drik en difficulté. Fermé, provocateur, trop lisse ou au contraire très agressif, il ne semble pas ouvert au travail thérapeutique et déstabilise le psychiatre, qui se met à douter de ses compétences et de ses capacités à l’aider :
Il faut aller à la rencontre des patients avec une aura d’autorité, en sachant que l’on va faire quelque chose pour eux – peut-être pas ce qu’ils attendent de nous, pas de bonheur, pas de guérison mais quelque chose de valable, de vrai. Ça ne peut pas marcher si l’on a soi-même l’impression d’être un imposteur, un incompétent, un pauvre type complètement paumé dans son fauteuil.
La première partie du roman permet à l’auteur de poser les bases de cette relation thérapeutique complexe qui se noue, mais aussi du quotidien de Suzanne, de ses difficultés à communiquer avec sa fille Rose et de ses journées à l’hôpital. Et, si l’on est pris par la précision des descriptions et l’intérêt qu’on porte au portrait brillamment dressé de ces deux professions, on est également habité d’un vague sentiment de malaise. L’impression flotte qu’une énorme et dangereuse machine est mise en branle à l’arrivée d’Allard dans le cabinet de Drik.
Tout est différent ce matin, décalé, bizarre.
Ce malaise s’intensifie progressivement, en même temps qu’Allard décide de changer de profession. Emprunt d’un dégoût prononcé pour la psychiatrie, il jette finalement son dévolu vers l’anesthésie et se retrouve dans le service de Suzanne.
Fonctionnant par une alternance entre les points de vue de Drik et de Suzanne le roman utilise également une technique d’enchâssement quand Allard devient le lien entre les deux univers de la psychanalyse et de l’anesthésie qui sont mis en regard.
D’un côté l’on espère éviter au patient toute douleur physique en le plongeant dans le sommeil le plus profond, de l’autre on espère au contraire lui permettre d’apaiser une souffrance morale, en le faisant accéder à un degré de conscience des mécanismes qui sont à l’œuvre en lui-même.
Il est d’ailleurs notable qu’on propose à Suzanne une étude sur les patients qui reprennent conscience pendant le processus d’anesthésie.
Ainsi le livre aborde cette question du refoulement et de l’inconscience, qu’elle soit médicamenteuse, comme pour les patients de Suzanne ou qu’il s’agisse d’une forme d’endormissement, en tout cas d’engourdissement des sentiments, ce que vivent les deux personnages, tous deux endeuillés.
La perte, le travail de deuil, mais également la communication intrafamiliale et notamment le rôle de la mère sont des fils rouges du roman. Pour preuve, l’absence de la mère de Drik et Suzanne, décédée quand ils étaient jeunes dans des conditions plus ou moins obscures, et les difficultés rencontrées par Rose pour nouer un lien avec sa mère :
C’est ma mère, mais c’est aussi quelqu’un qui peut t’envoyer dans le coma, qui t’enfonce d’horribles aiguilles dans le corps. Elle sait comment tuer quelqu’un. C’est quand même pas normal. Qui peut aimer ça ? Il faut quand même être un peu dérangé.
Les vieilles blessures ne se sont jamais refermées et au milieu de ces difficultés familiales évolue Allard, personnage étrange et inquiétant qui pousse Drik dans ses retranchements et polarise les tensions et l’incommunicabilité latente.
Le texte d’Anna Enquist se déroule sans fioriture, avec une minutie et un dépouillement presque austère. Mais elle fait preuve d’une maîtrise parfaite du récit et construit un édifice qui, semblant bercer le lecteur, le plonge dans les arcanes de la conscience et du refoulement. On dévore bien volontiers ce roman aussi brillant qu’instructif.
Traduit du néerlandais par Arlette Ounanian
Actes Sud. collection Babel
368 pages
Hédia