Anna Hope signe un bon premier roman avec Le chagrin des vivants. Dans une écriture à la fois sobre et vivante, elle pique notre curiosité dès le début et entretient son intrigue avec subtilité. Comme une petite lumière dans le lointain qui ne cesse d’accrocher notre regard, certains détails nous agrippent l’esprit et retiennent notre attention jusqu’au bout. On se laisse ainsi surprendre par le cheminement des personnages aux répliques et aux réactions parfois inattendues.
Alors qu’on suit le rapatriement d’un soldat britannique inconnu, depuis le Nord de la France jusqu’à Londres, Anna Hope nous glisse dans le quotidien de trois femmes qui vont s’entrecroiser sans jamais se rencontrer. Trois voix distinctes mais dans lesquelles résonnent une même douleur : celle de la guerre.
En novembre 1920, l’Angleterre se prépare à accueillir la dépouille du soldat inconnu. L’occasion, deux ans après la fin de la guerre, de rendre un hommage national à tous les soldats qui ont laissé leur vie sur les champs de bataille, de l’autre côté de la Manche ; alors même que ceux qui en sont revenus, estropiés, traumatisés, n’ont qu’une maigre pension en signe de reconnaissance et du mal à retrouver une place dans la société… Mais ce cercueil, renferme bien plus qu’un symbole, il est le réceptacle du chagrin des vivants, encore hantés par leurs morts.
Ada, Evelyn et Hettie – mère, fiancée et sœur d’anciens combattants – vivent tiraillées entre le passé et l’avenir, entre le refus d’accepter la perte et l’envie de vivre leur vie. À travers elles, l’auteur nous immerge dans l’atmosphère particulière de l’après-guerre. Cette période floue où chacun essaye de retrouver un sens à son existence. Entre dérive, tentative de reconstruction personnelle et incompréhension mutuelle, les femmes comblent comme elles peuvent le vide laissé par les soldats tombés au combat et les hommes tentent d’oublier les horreurs de la guerre qui leur emplissent encore les yeux. Chacun fait son deuil à sa manière, entre souvenirs et secrets parfois inavouables.
Evelyn, du bureau des pensions où elle travaille, observe d’un œil aiguisé les anciens soldats qui défilent chaque jour, blessés au corps et à l’âme. Mais elle n’a plus de compassion à revendre. Peu accessible, sarcarstique, elle renvoie sans scrupule chacun dans ses plates-bandes quand c’est nécessaire. Une femme forte donc… si on ne gratte pas trop la carapace qu’elle s’est érigée pour faire face à sa vie sans Fraser : mort pour la patrie.
La jeune Hettie quant à elle travaille au Hammersmith Palais, où elle côtoie d’anciens soldats le temps d’une danse. Elle rêve du grand amour, d’indépendance et de quitter l’atmosphère lourde et morne du foyer familial. Entre une mère moralisatrice et un frère apathique depuis son retour des tranchées, elle étouffe. Alors elle sort dès qu’elle peut avec son amie Di, qu’elle admire pour son aisance et envie pour son avenir, qui semble de meilleur augure que le sien…
Ada, la plus âgée, voit son fils de partout. Le fantôme de Michael l’obsède alors que Jack, son mari, est devenu transparent à ses yeux. Que sont les vivants face aux morts quand l’absence des uns supplante la présence des autres ?
“Alors que le silence s’étire, quelque chose devient manifeste. Il n’est pas là. Son fils n’est pas à l’intérieur de cette boîte. Et pourtant elle n’est pas vide, elle est pleine d’un chagrin retentissant : le chagrin des vivants. Mais son fils n’est pas là.
Un clairon retentit, la sonnerie aux morts, presque imperceptible de là où elles se trouvent. Comme la dernière note s’éteint, la foule expire. Pendant un long moment les gens restent sur place, comme réticents à bouger. Puis, d’abord très indistinctement, au loin, leur parvient le bruit de la circulation, le bourdonnement de la vie qui reprend, de plus en plus fort. Un bruit familier, qui sonne pourtant comme un affront.”
Un roman maîtrisé, une belle découverte.
éd. Gallimard, 2016
384 pages
trad. Élodie Leplat
Pauline