On ne sait pas comment l’hydre aux têtes multiples a pris racine dans l’esprit et le corps de Mitka. Une phrase lancée par son patron remettant en doute sa précision de géomètre ? La rivalité lancinante avec son frère ? Ou bien la fuite subite d’une amoureuse en plein voyage ? Peut-être rien de tout cela. Peut-être un mélange bouillonnant de l’ensemble, qui forme un ressac poisseux et sombre, une noirceur qui saisit Mitka et qui demande vengeance.
Des éclaircies ponctuent son chemin, sous la forme d’un ami de passage, d’une femme aux cheveux changeants ou encore de ces minuscules fleurs blanches et dures évoquant la porcelaine. Hoya Bella, cette plante vivace qui dit on résiste à la morsure de l’hiver.
Anne Luthaud affute ses mots alors que Mitka teste le tranchant de sa lame en l’enfonçant dans les chairs de victimes, programmées puis aléatoires. Pendant ce temps, le monstre en lui gronde et montre ses crocs, claque ses mâchoires dans le vide en attendant de voir sa soif assouvie. Torero au cœur d’une corrida à Séville, anonyme croisée sur un pont de Rome. On ne saura pas toujours pourquoi.
“Puis il s’était entraîné : saisir l’âme, évaluer la distance jusqu’à la future victime comme il aurait fait sur un terrain à relever, s’approcher l’air de rien, croiser les axes, planimétrie et altimétrie, ST1, ST2, ST3. Se coller en douceur au corps de l’autre, sentir son souffle, presque son haleine, sortir l’arme, et le faire. L’acte accompli, se retirer instantanément et fuir. Faire tranquillement d’abord, presque délicatement, puis courir. Courir à fond et le plus loin possible.”
Il faut dire que l’activité de géomètre de ce héros torturé lui permet de voyager dans des endroits marqués par l’Histoire, des lieux grandioses et puissants.
C’est ainsi que leur mythologie se mêle à la mémoire du meurtrier dont on apprend le passé par fragments, grâce à des flash-back kaléidoscopiques. Mitka semble morcelé à l’image des vestiges qu’il côtoie, et c’est comme fragmenté qu’il évolue sur plusieurs temporalités, possédant un nombre de facettes dont les prismes semblent éclairer les gens de passages, quand ils ne les plongent pas dans l’obscurité de la mort.
Cependant, à travers la nervosité d’un phrasé de plus en plus bref et saccadé, il devient compliqué de dégager le fantasme de la réalité. Le monstrueux coule-t-il dans les veines du géomètre, fait-il éclore des fleurs de sang sur ses victimes ou bien n’est-il qu’une invention d’un esprit en proie à l’illusion ?
Hoya Bella est un thriller magnétique, où le spectaculaire danse avec une mathématisation de la rage et une colère théâtralisée puissante. Anne Luthaud parvient à saisir la rage sourde de son protagoniste, à maîtriser les soubresauts de ses pensées qui s’entrechoquent pour en extraire un roman fébrile, dont le rythme s’accélère crescendo. À la manière d’un volcan éteint qui soudain gronde puis explose.
“Pas grave. Si tu ne connais pas cette pieuvre qui t’occupe la tête et le corps, te mange et te ronge, si tu ne sais pas l’énergie qu’il faut pour la chasser, tu ne peux pas comprendre. C’est comme avoir à tuer hydre de Lerne pour Hercule, les têtes repoussent sans cesse. “
Inculte
110 pages
Caroline