Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, de Barbara Ehrenreich et Deirdre English paraît demain aux Éditions Cambourakis, dans sa première traduction française.
Autant y aller carrément. Pourquoi publier aujourd’hui un pamphlet féministe de 1973 traitant de la mainmise médicale sur le corps des femmes ?
L’IVG est légale et remboursée me direz-vous. Les différentes méthodes de contraception sont utilisées par toutes celles qui le souhaitent, en fonction de leurs besoins, et les sages femmes ont même le droit de les prescrire. La baisse de la « taxe tampon » a finalement été votée et on a même un vrai ministère, avec la famille et les enfants (parce qu’il ne faut pas exagérer non plus) etc.
Bref, tout va bien dans le meilleur des mondes il paraît. Tout à été gagné, il paraît, en France tout du moins…pour certaines catégories de femmes peut-être…Oui, mon ironie est manifeste et assumée.
Aux yeux des chantres du « tout est gagné » le bouquin ne serait au mieux qu’un petit livre d’histoire engagé, une curiosité, voire un support à ressassement pour de vieilles féministes nostalgiques de leurs anciennes luttes gagnées.
Mais soit. Imaginons que ce ne soit qu’un livre d’histoire, idéologiquement marqué. Au début des années 70, les auteures avaient voulu montrer comment la mainmise sociale sur le corps des femmes avait trouvé une justification médicale et donc prétendument rationnelle et objective, entre le milieu du XIXème et le début du XXème siècle, au moment de la révolution industrielle, dans les villes étasuniennes.
L’ouvrage faisait suite à un premier, Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes soignantes, parut il y a peu aux même Éditions. Ce premier ouvrage traitait la question de la dépossession des femmes de leurs savoirs médicaux par une élite médicale masculine en pleine structuration. La logique temporelle du propos est claire.
Le présent bouquin est très bien documenté. Les références sont nombreuses et les illustrations, composées d’extraits de documents, de tracts, de publicités d’époque, de photos parfois, accompagnent parfaitement le propos. Le discours est sérieux mais pas exempt de facéties au travers d’exemples terribles mais prêtant à sourire (jaune).
La démarche est monstrative et les auteures conçoivent elles-mêmes leur texte comme un point d’entrée, une introduction avant d’aller plus loin. Mais c’est une belle entrée en matière, bien construite et se lisant avec aisance sans être simpliste.
L’objectif était à l’époque de montrer la nécessité d’une réappropriation par les femmes de leurs corps et de leur expertise, par le biais notamment du self-help. Au départ, un ensemble de pratiques d’auto-observation visant à développer la connaissance de soi et faire reculer le poids écrasant des médecins sur la santé des femmes, il était conçu pour pouvoir à terme se passer du monde médical dans les problématiques propres aux femmes (accouchement, avortement etc.). La problématique n’a à ce jour jamais quitté les milieux féministes mais n’en est pas vraiment sortie non plus.
Alors ? Pourquoi lire ce pamphlet si l’on est ni un féru d’histoire, ni une vieille féministe blanche aigrie ? Ironie toujours.
Je suis moi-même une femme, blanche, issue de la classe dite moyenne. J’ai lu ce pamphlet en ayant à l’esprit les débats actuels sur la PMA, les perpétuelles attaques sur le droit à l’IVG – au sein même du corps médical qui ne se forme plus assez à sa pratique – l’incompréhension et la suspicion qui pèse sur le non-désir d’enfant ainsi que la stérilisation choisie, le refus d’une partie du corps médical de laisser les femmes choisir librement leur mode de contraception et j’en passe ! Alors forcément, et malgré les évolutions de mœurs et de pratiques, il m’a paru évident que beaucoup restait à faire et/ou à protéger.
La mainmise médicale est toujours extrêmement prégnante dans la vie des femmes. Les injonctions médicales à leur endroit sont toujours légions, la ménopause est toujours considérée comme une anomalie à traiter par divers médicaments et compléments alimentaires, la sexualité de la jeune fille toujours source de dangers (soyez responsables, ne tombez pas enceintes, êtes-vous bien vaccinées contre le papillomavirus ? La liste est longue).
Par ailleurs, de récents reportages sur la maltraitance médicale et notamment gynécologique (je conseille à ce propos l’édifiant documentaire de Mélanie Déchalotte et François Teste, La maltraitance gynécologique, diffusé le 28 septembre 2015 sur France Culture dans l’émission Sur les docks) donnent à voir le vécu parfois extrêmement douloureux de femmes dont la procréation, la sexualité et la génitalité en générale, sont encore soumises au regard de médecins (homme ou femme) pas forcément bienveillants et empreints d’une idéologie plus ou moins consciente.
Les lignes ont bougé c’est indéniable, mais le corps des femmes reste un enjeu symbolique et social de taille, à plus forte raison pour les celles issues des classes dites populaires et/ou immigrées.
C’est ce que montre ce passionnant pamphlet. Ça y est, c’est dit ! Les auteures y dépeignent très habilement comment les discours de médecins ont divisés les femmes en deux catégories selon des intérêts de classes liés à l’organisation hiérarchisée de la société.
D’un côté les femmes des classes moyennes et supérieures, définies comme étant fragiles, soumises à la tyrannie de leur appareil reproducteur et enjointes à ne rien faire sous peine d’aggraver leur mal. Ces femmes constitueront alors une source de revenus très conséquente pour des médecins pleins de certitudes parfois dangereusement fantaisistes. Le regard a changé aujourd’hui mais le pas le rapport marchand.
De l’autre, les femmes des classes laborieuses, auxquelles ont accorde volontiers la bonne santé et la robustesse face aux durs labeurs mais également le danger de la contagion. Entre les maladies vénériennes et le plus grand taux de fécondité, elles représentent une menace pour les classes dominantes et sont suspectées de tous les maux. Le cas des femmes migrantes et notamment Rroms aujourd’hui en Europe est édifiant, de même que les femmes issues de l’immigration plus ou moins récente, pour des raisons bien similaires qu’alors.
Les auteures ont une analyse résolument matérialiste, marxiste, des rapports de domination. La place des femmes dans les rapports de productions constitue pour elles la vraie variable expliquant le traitement de leur corps. Le pamphlet évoque le fait que sexisme et racisme recourent aux même logiques biologisantes, sans nier qu’être racisé.e.s constitue un degré d’oppression supplémentaire mais sans vraiment le dire non plus. L’appartenance de classe reste ici au cœur de l’analyse et élude à mes yeux un peu trop le poids du racisme en lui-même.
« Voici, selon nous, la réflexion féministe la plus profondément émancipatrice – comprendre que notre oppression est d’origine sociale, et non biologique. Agir en ce sens, c’est demander plus que le « contrôle de nos propres corps ». C’est exiger, mais aussi lutter pour avoir le contrôle sur les perspectives politiques qui se présentent à nous, et sur toutes les institutions de notre société qui les définissent aujourd’hui. »
Pour autant, le propos des auteures est honnête. Il s’agit de leur vision des choses et elle montre très bien comment, à l’époque, les femmes des classes supérieures avaient pu en partie s’affranchir du rôle passif qui leur était assigné pour aller éduquer les femmes pauvres, leur apprendre notamment comment réguler leur fécondité et non s’allier à elles pour les droits des femmes en général à disposer de leur corps. Le mouvement pour la santé des femmes dont font partie Barbara Ehrenreich et Deirdre English dans les années 70 est d’ailleurs issu de cette lignée d’actions en direction des femmes pauvres et/ou immigrées et c’est sans complaisance qu’elles en reconnaissent l’héritage sans y adhérer.
« Un mouvement qui reconnaît nos similitudes biologiques mais refuse d’admettre la diversité de nos priorités ne peut pas être considéré comme un mouvement pour la santé des femmes, mais comme un mouvement pour la santé de certaines femmes seulement. Il est par exemple important d’exiger une approche plus digne et plus participative de l’accouchement. Mais se borner à lutter pour pouvoir vivre la beauté de l’accouchement- pendant que des milliers de femmes n’ont pas une alimentation prénatale adaptée ou n’ont pas eu accès aux moyens nécessaires afin d’éviter une grossesse non désirée – est pire que de la naïveté : c’est de la cruauté. »
L’excellente postface d’Eva Rodriguez éclaire intelligemment le propos des auteures et lui donne une résonance actuelle.
A titre personnel, j’aimerais beaucoup faire lire cet ouvrage aux médecins, hommes et femmes, que j’ai croisé.e.s dans mon parcours professionnel comme personnel. Mais au-delà, j’en recommande la lecture à toutes celles et ceux qui sont curieux de la façon dont les discours et l’appropriation d’une expertise par un groupe dominant se construisent et construisent à leur tour des représentations sociales, supports de rapports de domination. Fascinant.
Editions Cambourakis,
Collection Sorcières,
Trad. Marie Valera,
139 pages,
Héloïse.