C’est entre seize pays d’ici et d’ailleurs que le dernier roman de Benoît Vincent a pris racine, marqué par les ambiances du voyage et du vagabondage, par le ressac à la caresse mystique et par le cobalt du ciel.
Féroce, sauvagerie de la nature minérale et de l’homme fauve, s’écrit de cette langue rocailleuse et terrestre qui rythme Farigoule Bastard, nous entraînant dans une nouvelle odyssée éblouissante aux côtés d’un individu lancé à la recherche d’un ouvrage mystérieux.
« Comme Dombles et lui arrivèrent à la fête, devant la variété des hôtes présents, Drieu ne pouvait que constater la force de l’amnésie — ou d’espièglerie — du Très-Haut. Toutes sortes de gens se mélangeaient, tout le répertoire des raisons sociales, tout le vestiaire des panoplies, et cela faisait comme un carnaval impromptu. Le Très-Haut avait bien calculé son coup. Il savait que la variété était modulable ; il avait surtout compris qu’elle était reproductible.
[…] Ils s’arrêtèrent sur une petite vire rocheuse qui surplombait une minuscule vallée de ruisseaux à sec. Ils s’assirent sur un muret de pierres sèches à moitié éboulé. “Parfois, dit alors Félix, je me dis que Dieu est oublieux. Il a créé les plantes, les animaux et l’homme. Et puis le lendemain, ayant oublié qu’il avait déjà créé telle ou telle sorte d’animal ou de plante, il a recommencé ; et le surlendemain il a recommencé ; bien sûr on ne fait jamais deux fois exactement la même chose, alors ça a donné toute la variété du vivant, et tous les problèmes que ça nous pose à nous ensuite, de distinguer entre deux-cents épervières, cinq cents pissenlits ou mille ronces !»
Première publication des éditions Bakélite, ce livre se meut de façon organique, dans les méandres de rencontres fortuites, d’anecdotes glanées qui s’entrecoupent et d’émerveillements en eaux troubles. Écrivain en mal d’inspiration, Drieu s’est accordé quelques vacances, pensant jouir d’une solitude errante à la croisée des chemins.
Mais quelqu’un, au détour d’une soirée agitée et embrouillée, lui parle d’un livre, du Livre, légendaire et éparpillé aux quatre coins du bassin méditerranéen. Ce recueil brumeux devient quête, que Drieu suit en traversant le charivari d’une fête vitriolique, des nuits sous le ciel étoilé et les tremblements de terre.
Les femmes, hommes et créatures qu’il rencontre tissent chacun un pan de la grande tapisserie dévorante de Féroce. Leurs monologues chamarrés et leurs mots qui roulent filent l’écheveau du chemin qu’emprunte Drieu, les yeux bandés et le cœur en avant. Sous ses pas, le Sud se dessine et explose dans un éveil des sens brut dont Benoît Vincent détient le secret. Sorcières, historiennes, artistes et sirènes peuplent le récit. Accoudées à un vieux comptoir ou cachées entre les vapeurs d’un délire fiévreux, elles guident ou perdent l’âme de ce personnage toujours à la lisière d’un rêve. On croise aussi des hommes atypiques en pleine fleur de l’âge ou encore ramasseur aguerri de carottes sauvages, tous rompus et miroitants sous le ciel de la Méditerranée.
« Il pointa alors au nord et la longea, soudainement attiré par cette étendue de galets.
Calé dans la voiture, il voulut pénétrer dans la steppe du Coussoul. Il abandonna les marais du Vigueirat et se retrouva bientôt au cœur d’un désert qui se mit alors à rayonner de toutes parts comme soudain animé d’une malsaine vitalité : reptilienne, la chaleur prit alors la forme d’un halo aveuglant.
De là à dire que le tapis des herbes autour, stipes et baouques du coussoul, dans le champ de galets, justifie depuis la nuit des temps le silence, l’immobilité, il n’y a qu’un pas… La Crau mordante avait défilé*.
Les images se succédèrent comme se succédèrent les kilomètres, conduire seul en des lieux vides facilitait ces distractions, et se raconter des histoires, en somme, c’était simplement passer le temps — c’est-à-dire en gagner, puisque seul l’ennui conduit invariablement à la mort.
[…] Il avait fait l’effort de contourner la crique, de grimper de nouveau dans une ombre froide, pour atteindre une espèce de petite vire marginée d’une corniche extravagante en longue saillie sur le vide. Cet à-pic était impressionnant malgré la faible hauteur, qui surplombait l’eau bleue et était inondé de soleil : par un étrange agencement de la falaise, et le développement des végétaux, il était également possible de rejoindre la mer en saisissant une branche spiralante de bruyère ou s’appuyant à une racine pivotante de garric. L’endroit était idéal pour l’unique projet en cours qui n’était plus autre chose qu’une manifestation de l’instinct. S’allonger là.
Même pas glisser dans l’eau dure.
Se fondre. »
Féroce renferme une multitude d’ambiances miroitantes, terriblement organiques et d’une implacable beauté qui remue et remous. Au carrefour entre le roman épique, le mythologique et l’herbier charnel, ce livre danse avec le merveilleux tout en restant ancré dans la âpreté du vivant. Célébrant l’harmonie de la nature dans tout ce qu’elle peut avoir de farouche et de mirifique, Benoît Vincent parvient à en saisir les nuances délicates tout en explorant les aspérités de l’être humain, ce grand saccageur capable du plus splendide comme du plus épouvantable.
Des vidéos produites par Lou Vincent et illustrées par le trait de Dominique Mansion et les voix de Lucie Taïeb, Céline Leroy, Jean-Yves Bochet Samir Toumi et Marco Trainito sont disponibles sur le site de la maison d’édition, offrant un aperçu de l’ambiance unique de Féroce. Une prolongation du roman à lire et écouter, pour profiter de cette expérience littéraire immersive de façon charnellement complémentaire.
« Entretemps la mer appelait.
C’était encore la mer, le plein d’eau, le trop-plein. Mais c’était aussi la mer, le trop-plein d’eau, le vide si on peut dire : dur, le vide si on peut dire : plein… C’était de la mer que Drieu tirait cette énergie, ce désir de prendre la route, et c’est à la mer qu’il se rendait.
La mer, c’était la Méditerranée, la Merterranée, la seule possible. »
Éditions Bakélite
600 pages
Caroline