« La mort c’est la vie », « Le mensonge c’est la vérité », « La logique c’est l’absurde ». C’est ça l’Abistan, une vraie folie.
Roman dystopique, 2084 évoque d’entrée, par son titre même, le 1984 d’Orwell. Et lui rend hommage à de nombreux niveaux, tout en l’inscrivant dans un contexte actuel différent. Ecrivain algérien francophone, Boualem Sansal n’en est pas à son premier essai. Presque systématiquement censuré en Algérie, son regard critique quant au pouvoir n’étant guère apprécié, il est pourtant reconnu et primé en Europe. Il s’attaque, avec cet ouvrage, à une critique des idéologies religieuses, des systèmes d’oppression et des postures dogmatiques qui émergent dans certaines régions du monde.
Abistan. Le pays d’Abi. Abi, le messager du dieu Yölah. Tout découle de Yölah et d’Abi, à commencer par la langue, l’abilang, création linguistique monosyllabique volontairement pauvre. Yölah, un dieu à la fois protecteur et cruel, qui régit l’ensemble de la vie – et de la mort – de chaque être.
2084 va suivre le chemin d’Ati, un fonctionnaire lambda qui, au cours d’un séjour dans un sanatorium, aux marges de la société abistanaise, va commencer à questionner la croyance. Le doute s’installe en lui, insidieusement, et va, peu à peu, grandir. De retour au quartier où il résidait, il va reprendre le cours de sa vie, intensifiant ses efforts pour être un « bon croyant », mais rêvant inconsciemment de « liberté », une notion païenne. Sa rencontre avec Koa, un abistanais sceptique, le mènera à entreprendre un autre voyage, afin de découvrir le monde d’Abistan et les coulisses du système, l’Appareil. Toutefois, comme dans tout régime totalitaire, il n’est pas simple de distinguer le vrai du faux, les amis des ennemis, et les enjeux qui sous-tendent les actions de l’Appareil.
Face aux subterfuges du système, à la dévotion aliénante instaurée, Ati devra prendre conscience qu’il existe un avant-2084, et un monde qui n’est pas l’Abistan. Deux constats qui vont à l’encontre de toute vérité abistanaise.
On ne l’arrache pas de suite, cette herbe folle, au contraire, on se passionne, on veut savoir ce qu’elle est, d’où elle vient et jusqu’où elle peut aller… Ceux qui ont tué la liberté ne savent pas ce qu’est la liberté, en vérité ils sont moins libres que les gens qu’ils bâillonnent et font disparaître…
Questionnant la langue, qui annihile toute possibilité de critique, les notions de frontière et d’altérité, et l’absence d’Histoire de l’Abistan, Boualem Sansal pointe de nombreuses thématiques à la fois actuelles et perpétuelles. Il ne propose pas de réponse à ces interrogations, restant soigneusement objectif tout au long de l’ouvrage, laissant le soin au lecteur de se faire sa propre opinion quant à la destinée possible des systèmes dogmatiques. Au delà de l’Islam, Sansal met en exergue la tendance des religions à transformer, métamorphoser la « réalité » afin d’établir des bases solides pour semer une foi. Une foi, qui dans cet ouvrage, ne souffre pas l’exégèse, mais exige une dévotion sans limite.
Un seul bémol tout de même, 2084 semble prendre modèle sur des temps anciens, se référant à nos visions historiques du passé et non pas se projeter dans un futur novateur. Malgré cela, Boualem Sansal nous donne à lire un ouvrage de résistance et d’espoir quant à notre capacité à remettre en question, à élargir nos horizons et à la nécessité d’accepter l’altérité.
L’existence d’une frontière était bouleversante. Le monde serait donc divisé, divisible, l’humanité multiple ?
Gallimard,
288 pages,
Aurore.