Brecht Evens (Panthère, Les amateurs), nous en met de nouveau plein les yeux avec son dernier roman graphique Les rigoles, qui a d’ailleurs reçu le prix spécial du jury au festival d’Angoulême de 2019.
C’est toujours avec le même émerveillement que l’on retrouve les aquarelles colorées baignées de lumières ainsi que la narration vertigineuse de l’artiste.
En plein cœur d’une grande ville de Belgique, au milieu d’une nuit d’été, l’ambiance est à la fête et aux rencontres. On sort, on danse, on boit, on s’aime, avec légèreté ou à outrance. Dans cet univers festif et décadent, trois personnages parcourent des chemins nocturnes parallèles, qui convergeront vers les mêmes lieux sans pour autant se croiser.
Il y a Victoria, pleine de joie de vivre et de spontanéité, bien entourée par des proches inquiets et sur-protecteurs, étouffants dans leur jugement, leur crainte et leur amour. Jona qui se retrouve seul pour sa dernière soirée dans cette ville qui l’a vu grandir et faire les quatre cents coups. Ses amis ne répondent pas présents pour célébrer cette ultime réjouissance avant son départ pour Berlin où il rejoint sa femme. Mais heureusement (ou malheureusement) qu’il tombe sur Buzz, ancien voisin de prison qui l’entraîne dans un trip halluciné et violent. Et puis enfin il y a Rodolphe, aka le Baron Samedi. Ancien fêtard notoire en proie à une profonde dépression, aussi triste que magnifique dans son costume à plumes. A la suite d’un coup du sort hasardeux, il va retrouver la bête sauvage et libre qui sommeillais en lui et errer de rencontres en élucubrations prophétiques psychédéliques.
Les trois protagonistes de Brecht Evens, approchant une trentaine à la fois pleine de promesses et de doutes, flottent entre l’ordre impartial de la norme rangée et leurs vices pleins d’exubérances. Ils sont chacun à un tournant de leurs vies mais baignent dans leurs folies mal emprisonnées sous la soupape de la bienséance attendue par leurs amis, leurs fiancées ou bien camouflée par une déprime profonde. Les rigoles, à la fois titre de cette ouvrage et lieu nocturne où tous convergent pour trouver l’échappatoire dont ils ont besoin, saura sûrement leur donner satisfaction. Bar, Night Club, drogues et alcool, hommes, femmes, tout est disponible là bas, notamment entre les murs du fameux Disco Harem.
A travers leurs courses effrénées à travers la nuit, Victoria, Rodolphe et Jona vont totalement lâcher prise, flirter avec la folie et la liberté, qu’elles soient factices ou non. On ressent leur besoin irrépressible de lâcher prise, de se fondre et confondre avec les autres tout en s’isolant du monde. A travers la foule peinte à coups de néons et de nuit, ils évoluent dans un monde de distorsions confondant rêves et cauchemars. Le style de l’artiste jongle justement aves les jeux de lumières, les superpositions et les transparences et il assemble ainsi un fourmillement de détails et de corps dans ses aquarelles belles à couper le souffle.
Brecht Evens ponctue ses planches de références à divers artistes et tableaux issus de périodes variées. Ainsi on trouve son adaptation de L’homme contemplant une mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich version Rodolphe admirant son univers de nuit sous drogues. Le motif hypotonique reptilien tiré de la série Lézards de l’artiste M.C Escher parsème les pavés d’une rue sous les pieds dansants d’un fétard. Ou encore la Vénus endormie de Giorgione se superpose à une fille aussi inventée que réelle habitant le récit sans cesse reconstruit et remodelé d’un chauffeur de taxi transsexuel écumant l’obscurité éclatante de la ville.
Véritable merveille narrative et picturale, Les rigoles est un conte contemporain sur le désenchantement que l’on noie dans les excès, à la recherche d’une vérité oubliée mais toujours ondoyante au fond de nous.
Editions Actes Sud BD
336 pages
Caroline