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Ça va bien dans la pluie glacée, Dominique Fourcade, P.O.L, 2024.
Ça va bien dans la pluie glacée, Dominique Fourcade, P.O.L, 2024.

Ça va bien dans la pluie glacée, Dominique Fourcade, P.O.L, 2024.

Texte hybride, Ça va bien dans la pluie glacée est un ovni poétique qui, las de regarder de loin, saisit le monde à bras nus. Enfin, il l’embrasse dirons-nous, comme il peut, car la tâche est ardue et l’effroi glacial. Où se situer? Pourquoi et comment dire ce qui chaque jour heurte? Que faire de ces informations que nous engloutissons sans y être, sans avoir pour les digérer le recul, le savoir, nécessaires? Que faire de ces impuissances qui nous hissent au rang des « meurtriers »?

 C’est ce à quoi Dominique Fourcade s’attelle en 2023 quand il présente son recueil, sorte d’écho au précédent livre Flirt avec elle qui s’interrogeait sur la guerre en Ukraine. La trame en est la suivante : « en un éclair début octobre je suis passé de l’interdit d’aimer (l’Ukraine) à l’interdit d’aimer (ce qui se déchaîne entre Israël et Palestine). mon écriture a dû s’y faire. quel que soit le mot à mot du déchirement, texte et contexte mais c’est le texte le contexte, il y a toujours des jours où mourir, des êtres à chérir, des lignes à écrire, c’est un risque et c’est une chance, c’est, j’espère, ce que dit ce livre qui sait au moins qu’il n’y a pas d’ailleurs ».

 Tirant le fil angoissé du soi vers les franges incertaines qui l’encerclent, Fourcade se risque aux mots – seule voie viable. Tout y passe comme ça vient, dans l’urgence, tantôt haletante tantôt désabusée, portant aux nus quelques rescapés dans ce tout confus qu’est la vie. Tout s’y mêle en d’étranges agglomérations de l’intime à Gaza. C’est parce que l’écriture de Fourcade est une écriture bondissante, une écriture du réseau, et que c’est précisément là que se construit le sens.

L’enfance y est d’abord jetée, l’incompréhension de l’enfance, puis l’appel à la mère, amorçant les premières pages. L’amour, aussi, illumination et terrassement conjoints. La vue, enfin, grande ouverte : l’art , les musées, ce qu’ils questionnent de l’en soi et des autres. L’immédiat, le tout-venant, locuteur face au paysage quotidien qui défile à mesure que les questions vitales accroissent. Les giratoires contradictoires même semblent circonscrire les habitats, forme de vie, artificielle modernité :

«  et maintenant, que puis-je dire à la vie, là, dehors, rue des Fossés-Saint-Bernard, je peux lui dire encore une fois je t’aime ne m’abandonne pas tandis qu’elle me déshabille avec un minimum de gestes. la nuit est tombée, quai de Montebello surgit Notre-Dame illuminée, opéra magnifique et totalement inespéré. moi qui aime tant l’ornithologie je me livre à des grues géantes sous les projos dans la nuit, moi qui aie tant besoin de rythme je me livre à la scansion des néons […], moi qui ne vis que de lumière je bois celle stable des néons, sorte de vitrail enfin moderne, vitrail inversé puisque la lumière semble venir de l’intérieur de la cathédrale pour éclairer mon temps mon espace les miens les tiens les nôtres qui en ont tant besoin».

Ici, la beauté demeure un édifice fragile, s’infiltrant aux réalités les plus plates, au dire au vivre, aux horreurs là-bas humainement intenables. Aussi incongrues et provocatrices que ces associations puissent paraître, un peu comme la vision d’un être aimé saisi précisément là où il nous irrite, un certain plaisir du texte se construit.

« toi mon indispensable, qui que tu sois, quand je me suis aperçu de ta phobie des pommeaux de douche il était trop tard. trop tard pour quoi. trop tard pour ne pas t’aimer. je me suis dit que nous n’en prendrions jamais ensemble. jamais de quoi. Jamais de douche mais mon amour est demeuré bien plus fort que ce manque

quand même quelle douche nous prenons ensemble, aujourd’hui, maintenant, à la fin de notre vie, nus et sans protection, d passe de douche à détresse, ensemble comme jamais sans que nous l’ayons voulu, du fait que l’Occident, meurtre sur meurtre, s’effondre sur lui-même sous les coups qu’il se porte, il est terrible d’être ensemble à ce point parce que nous revenons sans nom, le néant ».

 D’où vient l’écrivain ? D’où écrit-il ? D’où viennent Dickinson, Neige Sinno, d’Aubigné, Flaubert, Tsvetaeva, Montaigne, la Boétie, Barthes, Genet mais aussi Matisse, Manet et Gilles Aillaud, artistes qu’ils convoquent et auprès de qui il dit n’être jamais seul? De quelle fuite, de quel délit viennent ces sensibilités ?

 « je viens de l’écriture, je présume que j’y resterai jusqu’au bout (pour autant que je  comprenne ce qui arrive, ce destin qui est le mien). Dans le même passage très beau du Journal, 27 janvier 1922, Kafka dit de l’écriture qu’elle est un acte-observation. Un peu un délit aussi. Elle est un processus d’immersion, et la possibilité majeure de rendre intelligible le désastre

 Deux

Actes

En

Un

ici, le désastre, octobre-novembre 2023, j’entre dans Gaza. J’entre dans Gaza à partir d’Israël après être entré en Israël à partir de Gaza. je suis le même homme dans chaque cas. pas un autre, pas du tout un autre. C’est le déluge qui se produit en Palestine-Israël et qui engloutit l’Occident. Une douche de sang réciproque qu’il est de mon destin de vivre en écrivain.

 d’où j’écris ? j’écris de l’écriture

je suis un agent de l’étranger mon amour

c’est mon amour qui est l’étranger

c’est l’écriture qui est mon amour je peux me battre pour toi tu sais

on est intègres mes organes et moi ».

Que reste-il alors ? Un texte humble -parce qu’il connaît ses limites-, écrit au couteau dans l’épaisseur du monde, qui ne prétend rien d’autre que situer à sa table, là où coince gratte, un peu de ce qui échappe.

« Un lavis noir de pluie glacée et ses noyés ».

« […] il n’y a pas de solution pour la page, pas de liberté pour les mots. la page est une cage au sens d’un tableau de Gilles Aillaud qui vous regarde, cage dont pas un mot ni personne ne sort, et dans cette cage chaque mot est à son maximum d’existence. chaque page sait que le mot liberté n’a aucun sens. et chaque mot accepte d’être à son maximum d’énergie et de mort ».

Ce pourrait être désespérant, et un sens ça l’est, comme l’est le monde paradoxal qu’il décrit et pourtant, c’est drôle. Il y a là un tour de force à savoir nous faire rire quand nous voudrions pleurer, y compris à propos des sujets les plus sérieux et graves qui soient.

Ça va bien dans la pluie glacée, Dominique Fourcade, P.O.L, 2024.

 

Ça va bien dans la pluie glacée, Dominique Fourcade,

 P.O.L, 2024,

77p.

Emilie.

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