Feu pour feu est comme un bref mais puissant cri qui résonnerait encore longtemps après avoir été lancé. Sauf que c’est l’écho d’un long cri silencieux et impuissant que Carole Zalberg nous fait entendre dans une écriture fluide et poétique. Celui d’un père qui tente de comprendre le geste criminel de sa fille. Un acte irréfléchi qui anéantit d’un coup cette vie qu’il s’était acharné à sauver. Résigné, il essaye de saisir une réalité qui n’a pour lui aucun sens après tout ce qu’ils ont traversé. Les morts, les pillages, l’errance et l’exil vers un ailleurs teinté d’espoir tant qu’il n’est qu’un point à l’horizon.
“Ces heures à faire le cadavre au milieu des cadavres, si longtemps que la puanteur est restée dans ma gorge, corrompt encore quinze ans après l’air le plus pur et le goût de toutes choses, (…) ces heures à tenir jusqu’au cœur de la nuit et enfin leurs pas, leurs voix de rapaces repus qui s’éloignent, (…) tout ce temps et cette peur plus grande alors que le chagrin pour me risquer hors de l’amas des corps et retrouver parmi eux celui de ta mère, ton silence affolant sous son ventre mort et à l’instant où je te sors, où ta peau retrouve la sensation du vide, ton hurlement, l’amer miracle de notre survie et le chemin si long jusqu’à ce pays où tu peux t’endormir chaque soir sans rien redouter, toi tu en fais ça ?”
Adama est née des cendres la deuxième fois ; moins d’un an après être sorti du ventre de sa mère. Mais elle ne le sait pas. Son père ne lui a jamais rien dit du passé. « Je voulais que pour toi au moins tout commence ici ». Tel était l’espoir d’un père pour sa fille après avoir survécu au pire. Mais quinze ans plus tard, Adama, endurcie et révoltée, semble lui avoir échappé.
Tandis que son père se remémore leur périple, la voix d’Adama surgit par bribe, revenant sur ce qui s’est passé. Ces mots claquent, sa parole est intransigeante. On sent la colère qui sourde en elle, celle-là même qui a nourri la carapace qu’elle s’est forgée en grandissant. Une colère aveuglante qui ne concède rien.
Ce sont deux voix distinctes que l’on entend. Deux vies séparées par un gouffre d’incompréhension mutuelle. Par trop de silence. Adama n’a rien connu d’autre que le paysage bétonné qui s’offre à ses yeux depuis son enfance. Cette ville, ce pays, n’a jamais été qu’un échappatoire pour son père. Pour lui, la « vraie vie » est ailleurs, appartient au passé. Ici, il semble n’être qu’un arbre sans racines.
« La vie que tu n’as pas eu le temps de connaître, ma première et ma seule vraie vie, n’avait pas l’opulence qui vous fait rêver mais chez nous, dans notre coin de Terre Noire où ne s’était abattue nulle famine, nous avions l’essentiel avant que des hordes de soi-disant rebelles commencent leurs ravages.
Je n’ai jamais oublié que nous sommes ici non pour y être heureux mais parce que là-bas nous n’aurions tout simplement pas vécu. »
Voilà un court roman prenant et difficile à oublier. La force et la justesse des mots de Carole Zalberg donnent au récit une intensité visuelle et sonore peu commune accentuée par la concision du texte et l’anonymat des lieux. Il n’y a qu’un point de départ, un point d’arrivé et des terres de passage ; l’inconnu, l’incertitude permanente et l’amour inconditionnel d’un père pour sa fille.
Editions Actes Sud, 2014
72 pages
Pauline