Pour lancer cette rubrique exclusive, je vous ouvre les portes de ma bibliothèque. Bouquins graphiques en noir et blanc ou aux teintes psychédéliques, livres mélancoliques, coup de poing ou spirituels… Voici les dix ouvrages dont je ne me séparerais pour rien au monde et dont il faut que je vous parle à tout prix.
Tayou Matsumoto- Amer Béton
Éditions Tonkam
Au cœur d’une ville hors du temps, deux orphelins vivent au jour le jour. Il s’agit de Blanco et Noiro également surnommés les ” chats”” en raison de leurs acrobaties et de leur indépendance. Chat noir, chat blanc, qui règnent en maitres sur cette cité jusqu’à l’arrivée du Serpent. L’équilibre parfait entre les deux enfants oscille alors et la gangrène s’empare de l’âme de Noiro, la violence lui brouille la vue, l’asphalte devient brulante sous ses pieds et dans son coeur. Un monstre s’empare de son esprit, et la ville devient la scène de bien des malheurs.
Entre guerre de territoire, mafia, amour fraternel et amitié, Amer Béton est LE manga a posséder absolument. De plus, le trait de Tayou Matsumoto est incroyable, vibrant et d’une dynamique folle.
C’est un livre qui prend aux tripes, rempli à ras bord de talent, de lune et de soleil.
Lionel Shriver- Il faut qu’on parle de Kevin
Éditions J’ai lu
Le Jeudi 8 Avril 1999, le jeune Kevin Kevin Khatchadourian tue neuf personnes dans son lycée, de sang froid.
Sa mère, Eva, écrit alors une longue correspondance à son mari pour revenir sur tout ce qui c’est passé avant la tragédie. Leur couple, la grossesse et l’arrivée de Kevin, ce fils pour lequel elle n’a jamais ressenti vraiment d’affection, pour qui elle a des réactions gauches et maladroites. Elle énonce l’indifférence entre eux deux, l’incompréhension de son mari face à ce manque d’amour maternel, qui doit pourtant être inné. Inéducable. Les souvenirs sont denses, souvent désagréables et imprégnés de culpabilité. L’écriture est incisives, sans fioriture, marquante.
Il faut qu’on parle de Kevin est une lecture terrible, car Lionel Shriver ne laisse jamais place à l’espoir. Et pourtant, c’est surtout, à mon sens, un livre incroyable sur l’indépendance perdue, le poids de l’attente du cercle familiale et social et surtout qui traite d’une peur jamais évoquée : que va t’il se passer si une mère n’aime pas mon enfant ?
Brecht Evens- Panthère
Éditions Actes Sud
La petite Christine vient de perdre son chat adoré, emporté par une mort brusque. La nuit, dans le secret de sa chambre, elle découvre un passage secret duquel surgit un étrange personnage. Il s’agit de Panthésia, une panthère louvoyante et mystérieuse qui devient vite le confident et ami de la petite fille, lui racontant ses secrets et la berçant de contes exotiques.
Mais très vite, l’étrange créature se drape d’une aura malsaine et dérangeante tandis qu’un jeu mêlant perversion et sensualité s’instaure. Ce fauve ondulant reste délibérément un prédateur malgré ses airs de gros chat.
Mais s’agit-il d’un ami imaginaire ou bien la métaphore de quelque chose de bien plus sombre?
Ainsi pèse le doute, de plus en plus lourd et oppressant fil de cette bande-dessinée aux multiples niveaux de lecture.
Un album somptueux où Brecht Evens laisse éclater son art : la mise en page éclatée, les superpositions multiples des mouvements apportant une dynamique particulière sans oublier les couleurs incroyables dont il sait si finement jouer. Une bande-dessinée belle et dérangeante, à l’image de la plus rare des fleurs vénéneuses.
Frédéric Lenoir- Lettre ouverte aux animaux (et à ceux qui les aiment)
Éditions Fayard
En cette période d’alerte climatique et d’extinction galopante des espèces, à l’ère de notre société consumériste coupant tout lien avec la nature, cet essai est à mon sens d’une importance capitale. L’auteur y traite de l’évolution des rapports entre l’Homme et la nature, comment celle-ci est passée du statut de mère nourricière à celui de simple ressource exploitable et consommable jusqu’à plus soif. Il retrace le parcours menant les animaux sauvages à la domestication, puis à l’esclavage et à la fonction d’outil. Il raconte avec justesse comment notre confort se battit au détriment de tout le reste, sous l’excuse mégalomane d’une domination intellectuelle humaine.
En apportant des anecdotes fabuleuses sur les animaux, en rappelant les particularité et la diversité du monde animal, Frédéric Lenoir écrit un texte engagé très important, qui peut éveiller les consciences. Un livre qui m’a fait repenser totalement ma manière de consommer et qui j’espère, peut amener de nombreux lecteurs à s’impliquer pour le bien de tous, des animaux et de l’écosystème en général.
Marjane Satrapi- Persepolis
Éditions L’Association
Collection Ciboulette
Dans cette bande dessinée mondialement connue, Marjane Satrapi revient sur son son parcours et celui de son pays natal, l’Iran. Elle raconte les horreurs que sa famille et ses amis ont connues suite à l’instauration de la république islamique, comment son quotidien a été définitivement perturbé et changé par les tournants religieux. Ayant toujours été d’une nature indépendante et rebelle, elle représente très vite un danger pour elle-même et c’est pourquoi ses parents décident de l’envoyer en Autriche pour qu’elle puisse étudier et être libre de se construire comme elle l’entend. Voile et rock, prison et cygnes en mie de pain : elle se souvient des moments importants qu’elle à vécu et auxquels elle a assisté.
En superposant le récit de son passé à celui de la grande Histoire, l’autrice dresse un constat honnête, parfois avec humour et parfois avec douleur. Un livre-ville emballant et profondément humaniste, mais avant tout un important témoignage.
Elie Maure- Le cœur de Berlin
Éditions Les Allusifs
C’est l’histoire d’une famille éparpillée et abimée, rongée par les mensonges et les non-dits. L’histoire de Simon, que la mort de son fidèle compagnon Berlin pousse à rassembler les souvenirs épars et enfouis de son enfance en compagnie de ses deux frères et de sœur adorée, Béatrice. Alors qu’il n’a pas eu de leurs nouvelles depuis de nombreuses années, il se décide à renouer les fils de sa vie et de son passé en retournant à leur encontre, retrouvant alors des personnes brisées. En renouant le contact, il entrebâille une boite de Pandore qui s’ouvrira complètement à la lecture de deux lettres envoyées par sa sœur. Sa Béatrice, rayon de soleil qui est devenue subitement l’ombre d’elle-même, jusqu’à disparaître.
Le cœur de Berlin est un premier livre qui aborde avec beaucoup de grâce des thématiques intransigeantes. Des parents toxiques, des tabous enterrés, le dénis, tout s’effrite au fil des pages pour éclater en une révélation dramatique.
Une lecture réellement bouleversante sur la souffrance intime, à la puissance parfois presque insoutenable. On ne peut qu’espérer qu’Elie Maure nous fasse nouveau part de sa plume.
Mirion Malle- C’est comme ça que je disparais
Éditions La ville brûle
C’est avec beaucoup de justesse que Mirion Malle aborde le sujet délicat de la dépression à travers ce premier roman graphique doux-amer.
On suit le quotidien de Clara, travaillant dans le milieu de l’édition et écrivant un recueil de poésie autour de la rupture. La jeune fille a parfois le « goût de mourir » et si elle semble dans un premier temps lucide et presque détachée face à ce sentiment, elle s’effrite petit à petit et perd pieds, envahie par les crises d’angoisses, paralysée par une lassitude que personne ne semble comprendre autour d’elle.
En s’appliquant à retenir les petits gestes du quotidien, les situations banales et connues de tous, l’autrice réalise un ouvrage très juste qui retentira comme un écho pour les personnes ayant déjà connu cet état. De plus C’est comme ça que je disparais peut peut apporter des leviers de compréhension pour les proches, souvent démunis et maladroits face à la dépression qui enferme et isole.
Les dessins en noir et blanc, les personnages touchants, la narration… Tout y est équilibré, sensible et très beau. Un petit bijou parfait pour découvrir le travail de Mirion Malle.
Maurice Mourier- Par une forêt obscure
Éditions de L’Ogre
Ce roman est celui d’une enfance passée lors de la Seconde Guerre Mondiale, à l’abri sous les frondaisons des arbres d’une forêt enchantée. Les batailles sanglantes sont lointaines et presque inexistantes pour l’esprit du jeune narrateur, un tout petit garçon vivant chez sa grand-mère un peu fée, un peu sorcière. Mais peu à peu le bruit de fond se fait plus audible, et advient la prise de conscience de la mort et de la fatalité de toute chose.
L’histoire comptée par l’auteur est belle, pleine de nostalgie et de douceur, d’animaux et de rires. Poétiques et fourmillantes, les descriptions de ce livre onirique et végétal nous emportent tout droit en son cœur. Un ouvrage précieux et à la douce mélancolie.
Benoît Vincent- Fairgoule Bastard
Éditions Le Nouvel Attila
Farigoule est un berger de la Haute-Provence rurale, à l’accent rocailleux et à la peau burinée par le soleil. Un beau jour, il reçoit une étrange lettre l’invitant à se rendre à Paris, pour assister au vernissage dont il est sois-disant l’auteur. Voilà le vieil homme qui se lance alors dans un fameux périple à dos de mule, du sud de la France à la lointaine capitale. Chemin faisant, un flot de souvenirs ressurgit, où se mêlent sa jeunesse et les voix des femmes qu’il a aimé.
Puis les narrateurs se multiplient, chacun avec son patois, sa langue chantante, ses propres mots : c’est ainsi que l’on passe d’une prose soignée et délicate à une pensée brutale et cassante, puis à une liste à la poésie langoureuse. Les facettes syntaxiques changeantes forment un paysage de sensations et de remords, la carte d’une vie.
Beau, touchant et poignant à faire pleurer, ce roman est une déclaration d’amour à tout un pan de pays, de traditions et de personnes qui disparaissent tout doucement dans l’oubli.
Nikos Kazantzaki- Alexis Zorba
Éditions Cambourakis
Un jeune intellectuel se rend sur les rivages de la Grèce, pour s’accorder un nouveau départ. Absorbé par le sens de la vie, passant le plus clair de son temps à écumer les livres ou bien à se plonger dans les pensées bouddhistes, il fait une rencontre qui va bouleverser sa vie et sa perception des choses. Celle d’Alexis Zorba, homme d’âge mûr, terrestre et bon vivant, qui se lance sans cesse dans des chants et des danses endiablées et laisse libre cours à ses envies. Ce personnage, libéré de toutes les attaches et des préjugés avilissants, tend vers la liberté du corps et de l’esprit.
Tout oppose ces deux hommes, qui deviennent pourtant inséparables et même complémentaires.
Dans ce roman où chaque phrase nous emporte, ou chaque page fait réfléchir et voyager, on assiste à un ballet grandiose : celui de deux représentations oxymores du corps et de l’esprit.
Un roman pilier, emprunt d’une humanité pure et belle. Un trésor littéraire et spirituel.
Caroline