L’illustratrie Catel et le scénariste José-Louis Bocquet s’attellent à une tâche importante : celle de réhabiliter la mémoire de femmes qui ont marqué leur époque, et dont les noms ont été oubliés. Le duo a déjà réalisé les biographies dessinées d’Olympe de Gouge, de Kiki de Montparnasse et de Joséphine Baker. C’est au tour d’Alice Guy de rejoindre ce panthéon des clandestines de l’Histoire.
Si Léon Gaumont ou Auguste et Louis Lumière nous évoquent immédiatement le cinéma, il n’en est pas de même pour celui d’Alice Guy. Et pourtant, il s’agit de l’une des pionnières du septième art à qui l’on doit notamment l’invention du making-of. Première femme metteuse en scène au monde, elle a réalisé plus de sept-cents films et courts métrages muets entre la France et les États-Unis.
Née en 1873, elle passe son enfance entre le Chili, la Suisse et la France. Elle se passionne très tôt pour le théâtre et rêve de devenir actrice, au grand dam de son père. Intelligente et n’ayant pas la langue dans sa poche, Alice Guy est très indépendante et travaille pour gagner sa vie, à une époque où le rôle des femmes se cantonnait à tenir un foyer. Elle, elle restera libre ! Et c’est ainsi que d’échanges en rencontres, la jeune femme va devenir la sténodactylographe de Léon Gaumont et définitivement intégrer l’univers encore balbutiant du cinéma.
En ce temps de révolution industrielle et de prémices du monde moderne, les caméras sont à l’état de prototype et l’on ne peut produire que des courts métrages de quelques minutes. De plus, le cinéma est perçu comme une simple mode un peu fantasque et éphémère !
C’est en 1896 qu’Alice Guy commence à réaliser ses premières films et à peine cinq ans plus tard, elle a déjà cent vingt-deux à son actif. Extrêmement créative et très proactive, Alice Guy appose une vision féminine au cinéma de l’époque, dans une société très patriarcale. Elle doit redoubler d’efforts pour faire entendre ses idées progressistes, mais ne baisse jamais les bras. D’ailleurs, sa passion la mène jusqu’aux États-Unis, où elle monte sa propre maison de production et rencontre un très grand succès.
Lorsqu’elle revient dans son pays natal des années plus tard, c’est pour s’apercevoir que le cinéma français l’a totalement oubliée, et pire que ça : ses films sont attribués à un certain Henri Gallet…
Ce n’est que bien aprés que la reconnaissance qu’elle mérite entame un long et lent cheminement. En effet, la plus grande partie son œuvre a tout bonnement disparue, endommagée et rendue inutilisable lors des transports fréquents.
Alice Guy vivra des hauts et des bas, mais saura toujours s’affranchir des personnes qui l’entravent, n’hésitant pas à demander le divorce ou bien à dénoncer des comportements harcelants et machistes. Elle meurt en 1968, en ayant oublié tout de son passé et de sa carrière. Cependant il existe une série d’entretiens et d’interviews accompli·es en 1963, immortalisant sa mémoire et attestant de son statut indéniable de première femme réalisatrice.
Sur tous films qu’on lui doit, seulement une vingtaine ont été retrouvés. Certains ont été copiés ou assignés à d’autres, sans compter la plupart qui sont devenus poussière.
Catel et Bocquet signent une bande dessinée très fouillée, qui revient en détail sur le parcours très riche de cette pionnière du cinéma. À cheval entre deux siècles, cette période a marqué notre société contemporaine, et on y croise d’autres figures historiques comme Gustave Eiffel ou Charles Chaplin. Toujours très pointilleuse sur la concordance des tenues d’époque et les décors dans lesquels les personnages évoluent, l’illustratrice parvient à en saisir l’ambiance particulière révolue.
Bien qu’imposant, cet ouvrage reste malgré tout très fluide, et le rythme ne s’essouffle jamais. On est happé par ce bon dans le temps, ponctué de dates marquantes, de lieux emblématiques et richement documenté en fin de volume par une chronologie et une notice biographique très poussées.
Un très bel hommage, qui redonne ses lettres de noblesse à cette figure déterminante du cinéma, qui s’est battue pour vivre de sa passion.
Casterman
400 pages
Caroline