L’intégral d’ Un homme de goût réunis les deux tomes de la série du même nom scénarisée par El Diablo (Monkey Bizness) et illustrée par Cha, où l’on découvre un récit aux accents à la fois de Polar et de génétique, le tout arrosé d’un humour pinçant et de scènes au gore esthétique. Munissez vous de votre serviette, on passe à table et ça risque de tâcher.
Guatemala City, 2013.
César Nekros se rend chez lui à bord de sa voiture conduite par son chauffeur privé. Dans peu de temps, il va pouvoir déguster une délicieuse chica, jeune et brune comme il les aime, et se reposer de sa journée éreintante passée à magouiller et dominer dans la discrétion et la cruauté.
Très vite, la jeune femme envoyée par son homme de main sonne à la porte de la luxueuse demeure: c’est une rousse à la quarantaine passée, pas ce que César Nekros avait prévu au menu. Et pourtant, sa voix, son visage et son allure lui rappelle vaguement quelque chose… Il n’a pas le temps de plus s’interroger car la mystérieuse femme lui met un coup de taser dans le bide et le saucissonne bien serré pour pouvoir le cuisiner à petit feu.
Cette rousse en furie, c’est Jamie Colgate, ex-flic ayant du prendre sa retraite anticipée suite à une agression nocturne datant de plus de 20 ans. Cette nuit lui a couté la perte d’un sein, des maux de tête récurrents, la stérilité et une jambe affaiblie. Si les deux se connaissent, c’est tout simplement car l’agresseur en question, qui au passage à tué le chien adoré de Jamie, est tout simplement ce criminel de renom à présent ligoté à ses pieds, César Nekros.
Nekros, Rasczak, Ortiz, Achdjian… des noms il en a eu beaucoup. Des dizaines, voir des centaines? On les découvre au fur et à mesure que l’intrigue se déroule, menée par l’ex-flic en rage et agrémentée d’elipses temporelles. Car pour remettre la main sur son bourreau, Jamie Colgate n’a eu de cesse de remonter sa trace, qui l’a mènera sur une conclusion plus qu’intéressante. En effet, le géant velu qui se tient devant elle, crapule notoire et insaisissable, semble sévir depuis de nombreuses années, des siècles même.
Mais quel est donc ce personnage que le temps semble oublier, qui traverse les âges et les époques en laissant derrière lui une trace sanglante? Jamie Colgate réussira t’elle à enfin mettre un terme à sa fringale cannibale sans fin? Car derrière cette enveloppe charnelle d’humanoïde gigantesque, se cache un croque mitaine d’un autre âge, pour qui les lois humaines ne semblent pas s’appliquer.
Pour écrire ce scénario haletant où l’on découvre le prédateur ultime de l’homme, doté d’une force incommensurable et pourtant obligé de vivre dans la discretion tapageuse du grand banditisme, El Diablo s’est inspiré d’un personnage issu de la Pop-culture. Il s’agit d’Highlander, héros d’une série TV des années 80-90 où un bretteur écossais issu d’une lignée émérite affronte ses ennemis, les décapite et en obtient ainsi le « quickening », c’est à dire son savoir et son pouvoir. C’est l’aspect du protagoniste immortel traversant les siècles et les époques qui lui a inspiré César Nekros et son rapport à l’espèce humaine.
Dans Un homme de goût, on lit une narration au présent encadrée de large bords noirs à la manière d’une bobine de film, mais aussi des histoires dans l’histoire se passant à d’autres époques et en d’autres lieux. Le Paris des années 1840, La Havane révolutionnaire de 1959, le South Central 90’s mais aussi l’Europe centrale et orientale des Huns et des Ostrogoths, voici quelques périodes répertoriées par Jamie Colgate à travers son enquête de longue haleine.
C’est là que le travail de Cha explose: avec sa mise en scène digne d’un storyboard de film, elle s’éclate avec les références picturales de ces diverses époques en se les réappropriant. Elle joue avec la dynamique des plans, des points de vue mais aussi de la temporalité. A chaque anecdote sanglante son style graphique: inspiration vieux comics aux couleurs criardes pour l’épisode de Las Suerte, gravure à la plume et dentelles délicates pour la séquence bourgeoise parisienne ou encore références empruntées aux clips de Snoop Dog des années 90 pour le massacre à Los Angeles: aucun sentiment de monotonie n’est possible en lisant Un homme de goût, bien au contraire.
Cette BD au scénario intelligent interrogeant le rapport entre le prédateur et sa proie et déplaçant l’Homme tout puissant au statut de bétail est une sacrée surprise. A la manière de n’importe quel être vivant, César Nekros survit en suivant son instinct, son ADN de monstre qui alimente les contes pour faire peur aux enfants. Rien ne cloche, le scénario comme le dessin sont pointus, réfléchis jusqu’au moindre détail. Je vous assure, vous n’en laisserez pas une miette.
Editions Ankama
136 pages
Caroline