Le cadavre d’une jeune femme est retrouvé dans un terrain vague de Besźel. L’enquête est confiée à l’inspecteur Tyador Borlù, de la Brigade des Crimes Extrêmes de la ville. Les problèmes commencent lorsque les enquêteurs découvrent que la jeune femme a été tuée dans la cité voisine d’Ul Qoma. Enfin, voisine… Jumelle? Siamoise? Miroir? Car Besźel et Ul Qoma, villes-état, que mes oreilles et mes yeux se plaisent à situer entre la Hongrie et la Turquie, quelque part dans les Balkans, se partagent un même territoire. Elles ne font qu’une, enchevêtrées l’une avec l’autre. Une même rue peut être partagée entre les deux villes, plusieurs fois sur sa longueur. Imaginez la place Bellecour: vous sortez du métro sur la place, vous êtes à Lyon, vous traversez pour aller rue de la République, vous êtes à Villeurbanne, vous remontez en direction des quais de Saône, de l’autre côté de la rue Zola vous êtes de nouveau à Lyon. Pas facile tous les jours, surtout au volant.
Et histoire de faciliter le travail, bien évidemment elles ne s’entendent pas. Du tout. Chacune a décidé d’ignorer royalement l’existence de l’autre, et ce littéralement. Il est interdit pour un habitant de Besźel de regarder le côté Ul Qoma, et vice-versa. Il existe pour cela tout un lot de codes: couleur, vestimentaire, comportementaux, et dès leur plus jeune âge, les uns et les autres apprennent à s’éviser, à s’inouïr. Il sera toléré un écart, un moment d’inattention. Mais au premier regard direct, au premier pas posé de l’autre côté de la frontière tacite entre les deux villes interviendra la Rupture…
C’est donc, en plus d’une enquête policière, une plongée dans un labyrinthe urbain, politique et culturel que va faire l’inspecteur Borlù. Notamment lorsqu’il découvre que la jeune femme, étudiante américaine en archéologie, travaillait sur un sujet tout aussi légendaire que brûlant: Orciny, la mythique troisième cité.
Avec cette idée incroyable de deux villes en une, China Miéville pose le décor kafkaïen d’un polar décapant. Nous découvrons au fur et à mesure de la lecture des éléments historiques sur le Clivage qui a conduit à cette situation politique incongrue (qui résonne comme un Berlin Est/Ouest compressé), les langues et sociétés besźe et illitane/ulqomane. L’inspecteur Borlù nous fera découvrir les milieux radicaux pro-unification qui militent pour le rassemblement des deux entités (idée ô combien illégale d’un côté comme de l’autre); les fascistes rêvant d’écraser la ville-reflet; l’Unicipe, régulateur du passage entre les deux villes; la Rupture, police secrète et terrifiante qui veille à ce que l’intégrité des frontières ne soit pas brisée. C’est un territoire complètement insaisissable que décrit Miéville, et pourtant quelques pages suffisent à nous immerger dans cette ville schizophrène. Cette dualité, complexe à saisir au début, est absolument passionnante et fait pour une fois du décor urbain un personnage à part entière, le plus important, la clef de voûte du roman.
China Miéville profite de cette enquête très classique (et très efficace) dans son déroulement pour mettre en avant les liens sombres qui unissent certains responsables politique avec des groupuscules identitaires assez terrifiants, interroger la notion d’identité, d’appartenance et de construction culturelle, sociale et individuelle. Tout cela pour donner un roman diablement prenant et hypnotisant.
Vous ne vous promènerez plus dans la rue de la même manière!
Fleuve noir
391 pages
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Marcelline