On ne présente plus Chloé Cruchaudet, qui après Mauvais genre ou bien encore L’herbier sauvage, continue d’enrichir l’univers de la bande-dessinée avec ses contes cruels, son trait expressif et délicat ainsi que ses teintes charbonneuses.
Cette fois-ci elle s’inspire d’un fait historique et religieux assez peu connu, celui de La croisade des enfants, débutée en 1212. Cette quête engendrée par le petit peuple visait à se rendre jusqu’en Terre Sainte pour libérer Jérusalem, à la manière de celle des Croisés mais sans chevalier ni armure. Des groupes formés par ces pélerins de fortune, aucun n’est arrivé à destination, dispersés bien avant ou alors tout simplement disparus.
Chloé Cruchaudet écrit sa propre version dans La croisade des innocents, en mettant en scène de véritables enfants auréolés de toute leur innocence et de toute leur candeur, des agneaux de Dieu craignant les adultes presque autant que le Diable lui-même.
Colas fuit un quotidien familial modelé de coups et de terreur, suite à un malheureux accident dont sa petite sœur est victime. Ses pas le mènent jusqu’à une brasserie en pleine campagne, où il rejoint d’autres jeunes de son âge autour d’un labeur éreintant. On peut presque parler d’esclavage puisqu’ils se tuent à la tâche pour un pauvre bol de soupe et une misérable paillasse. Colas s’attèle à cette nouvelle vie, muet depuis son départ de chez ses parents, traumatisés par la vue de sa petite sœur dévorée par les porcs. Un soir pourtant, il recouvre l’usage de sa voix et une nouvelle lueur éclaire son regard. Il a vu le Christ, sous la glace, et ce dernier s’est adressé à lui, le priant de se rendre en Terre Sainte pour le délivrer de son tombeau. Avec son ami Camille, ils décident alors de se diriger vers l’Orient afin de répondre à ce miracle, entraînant avec eux d’autres gamins désireux de croire en quelque chose de vrai, de beau, qui les sortirait de cette misère crasse.
La petite troupe de fortune s’engagent sur les chemins, à travers monts et vaulx, faisant halte dans les villages et hameaux qu’ils croisent afin de récolter quelques maigres vivres en donnant des représentations. Lors de ces piécettes de fortune qu’ils montent, on peut voir le Christ parler à Colas, l’calirer de sa lumière, puis l’histoire s’enjolive au fur et à mesure, prend de l’envole, se pare de mensonges pour mieux impressionner. D’autres enfants se joignent à eux, gonflant cette file indienne qui traverse le pays, bercée par une illusion prenant une ampleur considérable et ingérable, rassemblant des malheureux s’accrochant de toutes leurs forces à un but utopique. Ces pélerins de fortune avancent, encore et encore, se serrant les coudes dans cette course vers l’Orient, bravant la misère et la faim. Cette quête les mènera loin, certes. Et sûrement bien plus loin qu’ils n’auraient pu le concevoir.
Chloé Cruchaudet parvient à saisir toute l’innocence, la candeur et la détresse de ces personnages livrés à eux-mêmes et se méfiant farouchement des adultes. Avec son trait rond et sa narration désenchantée, elle nous amène sur leurs pas à travers une période historique cruelle et sombre, où les enfants sont confrontés à la dureté et à la violence dés le plus jeune âge.
Dans cette bande-dessinée grave et poétique, elle suit le rythme de l’enfance, s’accordant à sa spontanéité. En effet, parfois la lecture est enjouée et rieuse, puis subitement triste et meurtrie: ces petits protagonistes n’étant en sécurité qu’entre eux, fuyant le cocon des parents pourri jusqu’à l’os, ne s’embêtent pas avec des faux-semblants ou des expressions de circonstances. Ils sont ce qu’ils ressentent, et Chloé Cruchaudet pioche dans cette particularité naïve et dangereuse pour tisser son histoire.
Cette croisade des innocents essouffle et malmène: on y trébuche et on y espère, tout comme ces petits pèlerins miséreux mais rayonnants par leur courage et leur candeur les menant sur un chemin sans retour.
Editions Soleil
Collection Noctambule
176 pages
Caroline