Pour son tout premier roman, Christine Mangan opte pour l’atmosphère si particulière de Tanger en 1956, alors que les prémisses de l’indépendance proche sont palpables, créant ainsi une tension parfaite pour l’ambiance insidieuse et oppressante de ce polar.
Alice Shipley a suivit son jeune époux au cœur de cette ville aux antipodes de sa personnalité: ici tout est étouffant. Les corps se pressent les uns contre les autres, la poussière s’immisce dans les moindres recoins et la chaleur est écrasante. Rien ne lui permet de s’acclimater: ni son mari résolument beaucoup plus attaché à la ville marocaine qu’à elle-même, ni ses angoisses de toujours qui prennent ici beaucoup trop d’ampleur. Loin de son «pays des merveilles», depuis trop longtemps désenchanté suite à la mort brusque de ses parents, d’un mystérieux accident et d’une amitié fusionnelle qui l’ont ébranlée puis rongée, Alice reste cloîtrée entre les murs de son petit appartement, jour après jour.
« C’est Charlie qui avait convaincu John de venir à Tanger, à force de lui parler de sa beauté, de son tumulte, jusqu’à le faire tomber amoureux d’un endroit qu’il n’avait jamais vu. Quant à moi, j’avais mis la meilleure volonté. Je l’avais accompagné au marché aux puces pour chiner des meubles, au souk pour acheter de quoi préparer le dîner. Je m’étais assise avec lui en terrasse pour siroter des cafés au lait et essayer de réécrire mon avenir dans la vie étouffante et poussiéreuse pour laquelle il va il avait eu le coup de foudre mais qui continuer à se dérober à moi. »
Mais voilà que sa colocataire de Bennington Collège réaparait sans crier gare, et avec elle tous les souvenirs enfouis resurgissent.
Lucy Mason est là, au pas de sa porte, aussi belle qu’autrefois, exerçant toujours ce pouvoir qui l’attire et la répugne à la fois. Les deux jeunes femmes ont vécu une relation très forte, quasiment amoureuse, qui c’est ensuite transformée en incompréhension puis en adieu. Brune, magnétique et pleine d’assurance,: Lucy est l’inverse totale d’Alice, blonde, timide et doutant sans cesse d’elle-même. Ce duo fonctionne comme un étrange miroir, ou même plutôt comme un dédoublement physique d’une seule et même personne: chacune incarnant un caractère extrêmement opposé à l’autre et pourtant complémentaire.
Christine Mangan lance ces deux femmes dans une danse glissante et insidieuse, où les doutes et les secrets marquent la cadence. Avec des éclipses temporelles jonglant entre les différents moments clés de la vie d’Alice, on découvre ses études à Bennington en plein cœur des forêts rassurantes et familières du Vermont, sa rencontre avec sa colocataire, leur relation qui évolue, puis des événements tragiques et enfin une liberté-mirage. De Lucy on sait peut de chose, l’autrice laissant planer une ombre sur ce personnage trouble dont on ne sait que penser, qui envoûte littéralement.
« Avec ses allées labyrinthiques, sombres et encombrées de vendeurs debout ou assis à même le sol derrière leur étal, sacs et seaux de marchandises devant eux, je trouvais le souk électrisant. Au début, j’ai failli me laisser emporter par son courant rapide, mais je ralentis mon allure pour marcher avec régularité et détermination. J’achetai quelques grammes d’olives vertes luisantes à un stand, une pile de msemmen toutes chaudes à un autre. J’examinai les carcasses de poulet suspendues à des crochets, sans être repoussé par l’odeur comme la plupart des autres touristes, mais l’air intéressé, comme si je m’apprêtais à en marchander le prix. Je fis aussi une halte devant les femmes du Rif aux vêtements bigarrés et leur achetai une poignée de fèves ainsi qu’une tomme de fromage à pâte blanche que j’avais vu les gens d’ici manger et dont le pourtour était recouvert d’une tresse de feuilles vertes. […] Je déambulais en pensant à elle, à sa peau blanche comme neige qui n’avait pas dû voir le soleil depuis longtemps, enfermé entre ces quatre murs. La pâleur de son visage causés par la morsure de cette maudite bête la veille au soir me revient en mémoire. »
Dans ce roman noir, la toile se resserre au fur et à mesure que l’on avance dans l’intrigue, mais qui en tisse les fils? A travers la brume des souvenirs et l’ambiance poussière de Tanger, qui manipule et qui tombe dans la paranoïa, qui détient la vérité?
Tangerine est à la fois un polar et une histoire d’amour, possessif et maladif, dans lequel l’écrivaine parvient à saisir l’ambiance de la ville et son rythme effréné pour en faire la scène d’une pièce où les personnages n’ont pas autant de libre arbitre qu’ils le pensent. On est happé par l’écriture fluide de Christine Mangan, qui agit comme un aimant et capte toute l’attention méritée pour ces retrouvailles en clair-obscur.
Editions HarperCollins
Collection Noir
320 pages
Caroline