“Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, car c’est à vous, non aux autres, que je dédie mes écrits […]” c’est ainsi qu’auraient pu commencer les premières lignes de Fou ! de Christopher Moore empruntant, pour l’occasion et de manière tout à fait exceptionnelle, non pas à Shakespeare mais à un autre illustre homme de lettres, fier représentant du rire et de l’incorrection.
Le roman de Moore revisite avec une liberté certaine l’une des plus grandes pièces du Barde, Le Roi Lear, utilisant comme narrateur le fou du roi, nommé Pochette, personnage facétieux autant qu’humaniste, fin stratège et joyeux paillard. Pourquoi donc, et dès l’introduction, rattacher Fou ! brandi donc sous l’étendard du canon absolu de la littérature anglaise, à Rabelais ? Précisons notre pensée avant d’être accusé de chauvinisme mal placé. Certes, le lecteur français aura tendance à rapprocher le texte de ce qu’il connait le mieux. Mais ce n’est pas la principale raison qui nous fait évoquer ici le père de Gargantua.
L’omniprésence du rire et l’action située à l’époque médiévale (faut-il ici rappeler, entre autres, les travaux de Mikhail Bakhtin sur le sujet ?), l’art consommé du grotesque et le travail sur les corps (dans tous les sens du terme d’ailleurs, mais soyons honnêtes, surtout dans le sens grivois), amènent à placer ce texte sous un second étendard de la Renaissance, ancêtre notamment de la comédie, chère à l’auteur.
Cela étant dit, revenons-en à notre propos de départ : le célèbre prologue de Gargantua peut parfaitement s’appliquer au roman de Moore.
Réfléchissons. Qu’avons-nous là ? Une gigantesque farce, irrévérencieuse à souhait, incongrue, foisonnante et drolatique. Qui atteint des sommets d’impertinence pour oser ainsi s’attaquer à un monument littéraire et que d’aucuns trouveront d’une vulgarité outrageante. On pourrait s’arrêter là. Ça ne pourrait être qu’un divertissement, et finalement pourquoi pas, ça ne serait déjà pas si mal (toute pudibonderie mise bien évidemment au placard, car sinon cher lecteur, vous serez à la torture). On rit beaucoup, de toutes les façons : on rit gras, on s’esclaffe ou on ricane à la lecture de Fou !. C’est un fait.
Mais pas seulement.
“Car vous-mêmes vous dites que l’habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d’un froc qui au-dedans n’est rien moins que moine, et tel est vêtu d’une cape espagnole qui, dans son courage, n’a rien à voir avec l’Espagne. C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous reconnaîtrez que la drogue qui y est contenue est d’une tout autre valeur que ne le promettait la boite”
Voilà tout le propos de cette note de lecture. Non pas de traiter les lecteurs passés et futurs d’alcooliques atteints de vérole, mais bien de vous dire (toutefois un peu mieux que ça, en essayant d’y mettre les formes) que Fou ! n’est pas qu’un aimable (et vulgaire, et obscène) divertissement.
C’est aussi un travail impressionnant sur la langue. Les emprunts faits à Shakespeare sont nombreux et ne se cantonnent pas au Roi Lear. Pour les plus évidentes il y a du Hamlet (foutu spectre) et du Macbeth (les sorcières) mais également une dizaine d’autres, de l’aveu de Christopher Moore. Par ailleurs, il fait donc se côtoyer une langue de la Renaissance, avec une pensée contemporaine. Attribuons ici un immense bravo à la traductrice, qui a du jongler avec plusieurs niveau d’anglais et qui a su rendre ces nuances en français avec l’emploi de différentes formes d’argot et un langage ô combien fleuri :
Doux fantôme, dis-je. Si tu veux nous avertir, fais-le de manière limpide. S’il faut passer à l’action, demande-le nous sans détours. S’il te faut chanter, bien chante donc. Mais par les couilles tachées de vin du grand Bacchus, bordel, dis-nous ce que tu as à dire, clairement, et fous le camp, avant que la langue de fer du temps ne me débarrasse de ma miséricorde à coup de ravissements.
L’action est arbitrairement placée au Moyen Age mais ça n’est pas tout à fait aussi clair, comme l’indique Moore en postface. Encore un clin d’œil aux textes médiévaux. Ainsi, s’agissant d’une pièce issue de l’Historia regum britanniae (qui nous vaudra également l’ensemble des légendes arthuriennes, mais c’est une autre histoire) la tragédie du Roi Lear est censée se dérouler quelques générations seulement après la Guerre de Troie et l’Énéide. Shakespeare, comme les écrivains médiévaux avant lui, s’empare de l’histoire avec la vision de son époque. De même, Moore, peu contrariant, situe l’histoire au Moyen Age mais dissémine au passage et avec allégresse nombres d’anachronismes dans le texte et qui surviennent parfois de manière tellement inattendue et hors de tout contexte qu’on se surprend à vérifier qu’on a bien lu.
Ce décalage constitue d’ailleurs l’un des principaux leviers de son humour : une distanciation ironique entre la gravité (et le poids littéraire) du sujet traité et la trivialité toute contemporaine de Pochette, celui qui ne vit pas en tragédie, qui n’incarne pas un personnage de la dramaturgie classique, mais qui réfléchit en homme moderne. Les nonsense propres à la comédie anglaise, autre source largement revendiquée de l’auteur, pleuvent . Le récit est d’ailleurs régulièrement interrompu soit par l’insertion de notes de lecture aussi divertissantes qu’impertinentes, soit par l’intervention directe de Pochette en tant que narrateur et de son acte de “raconter”, rappelant toujours le lecteur à une forme de distance avec ce qu’il est en train de lire :
(L’évêque entra dans l’antichambre ? L’évêque entra dans l’antichambre ? A ce moment du récit, faire ton délicat, fou ? Nous balancer des euphémismes sur les parties intimes et leurs ajustements divers alors que tu viens d’avouer que tu as péché irrémédiablement et réciproquement avec une sainte femme au travers d’une foutue meurtrière ? Euh, non en fait.)
Ce fut ce putain de bordel de vrai évêque d’York qui fit son entrée dans notre antichambre de merde, accompagné de Basil, cette Mère de mes deux, laquelle portait une paire de foutues lanternes sourdes.
De même, chaque tentative de retour à la tragédie classique (explosion du pathos, acharnement du destin, mort des personnages principaux etc.) est tourné en ridicule par quelque bon mot de Pochette, par quelque maladresse de Bave, son idiot d’apprenti, ou par l’incongruité de la situation :
-“Maintenant, commenta l’Idiot, non seulement il est aveugle mais en plus il est mort.
-Eh merde”, marmonnai-je dans ma barbe.
Le texte est aussi, et bien évidemment, une appropriation fort intéressante de la figure de Lear, de la question de la chute, sociale, physique et morale d’un tyran. Amateur de guerre comme distraction, parricide, fratricide et mari monstrueux, Lear déchoit de plus en plus violemment tandis que son fou se détache de lui. Et la politique, largement moquée dans Fou !, dépasse le cadre de cette époque lointaine, les fameux anachronismes permettant quelques saillies croustillantes :
Il y a mille ans, avant que George II, instable monarque des Méricains envahisse le monde, il y avait déjà des corbeaux.
La religion n’est pas en reste, l’ensemble des personnages oscillant avec une hypocrisie consommée entre le panthéon païen et l’église chrétienne, tandis que le Fou se déclare athée.
Pastiche exubérant, sans-gêne, monumental… il y aurait encore mille choses à dire sur ce roman. Parler de la Mère travestie, du triple fil narratif qui ajoute à l’intrigue originale de la pièce celle de l’histoire de Pochette, des brigands qui demandent à payer avec une carte de crédit, de la loyauté, de ce foutu spectre et du corbeau atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, des filles de Lear et de leurs appétits, de Cordélia et de sa grandeur, mais mieux vaut vous laisser vous perdre dans le dédale des intrigues et le foisonnement des personnages.
Maintenant, et pour finir cette interminable note de lecture, mettons-nous en situation. Vous flânez et vous tombez sur Fou ! bien en avant sur l’étalage ô combien soigné de votre libraire préféré.
Vous avez donc plusieurs choix :
- Doté d’un esprit par trop sérieux, vous négligerez de plonger dans une si infamante lecture. Tans pis pour vous.
- Curieux et aventureux, ne craignant pas la grivoiserie, vous lirez le livre comme le petit bijou de divertissement qu’il est. Vous rirez un bon coup, vous passerez un moment fort agréable et retournerez à vos activités. Très bien.
- Vous pouvez également en accepter toute l’étendue, et savourer le bijou linguistique et la complexité intertextuelle, admirer le monument érigé en hommage à l’humour, la belle construction romanesque et le trait satirique de Moore.
- Enfin, les fans inconditionnels (et un brin obsessionnels) de Shakespeare ne manqueront pas de relever un à un, tout au long des 312 pages du roman, tous les emprunts faits au Barde. Pourquoi pas ? Si malgré la mise en garde de l’auteur en postface vous décidez de vous lancer dans cette entreprise, alors nous vous souhaitons bien du courage !
Bonne lecture.
Traduit de l’anglais (américain) par Anne-Sylvie Homassel
Editions l’Oeil d’or
312 pages