Certaines d’entre elles sont originaires de pays qui n’existent plus, éclatés en une multitude de frontières. D’autres sont nées en des lieux que l’on a renommés aux grés des invasions (ou des libérations, c’est selon). Toutes sont autrices et viennent de l’Europe de l’Est, de ce côté encore soumis à d’infatigables clichés.
Tchèque, Bulgare, Yougoslave, Polonaise, Roumaine, Serbe, Estonienne ou Russe, elles se sont réunies autour de la création d’un livre où les écrits de leurs enfances se font écho.
Filles de l’Est, femmes à l’Ouest ne contient pas uniquement leurs paroles et pensées, on y ressent également des traumatismes enfouis qui ne leur appartiennent pas, transmis par les regards et les silences, par quelques photos en noir et blanc. Plusieurs générations défilent entre ces pages, des aïeul·es aux dos cassés que l’on a pu juger parfois trop sévèrement, emporté·e par la puissance d’une révolution qui éclot en osmose avec l’adolescence.
La première partie du recueil est marquée par des souvenirs heureux et doux, évoqués avec humour. Bien que lucides sur certaines difficultés quotidiennes, ils sont à l’opposé de la grisaille conduite par les préjugés que l’Europe occidentale assénait (et assène toujours) sur celles et ceux qui vivaient « de l’autre côté ». Un pan de l’histoire plus intime se révèle alors, par le prisme de leur enfance et de leur adolescence, ces femmes se font les porte-parole d’une identité plus nuancée, où tout n’est pas tout noir ou tout blanc.
“À l’heure où je commence à écrire ce texte, quelques mois avant le carnaval prévisible que sera la commémoration du trentenaire de la chute du Mur, où l’on entendra encore et toujours les mêmes, des hommes blancs grisonnants inévitablement, nous raconter l’horreur et la tristesse que ça a été, ce monde à l’Est et derrière le Rideau de fer, les mythes fondateurs qui m’ont façonnée ne cessent de tourbillonner dans mes rêves.
De ma yougonostalgie, je ne me suis jamais cachée, et je connais suffisamment les réalités historiques pour ne pas chanter les louanges de ce que fut, aussi, le bloc de l’Est.“
“Les adultes et les enfants sont-ils par ces gestes-là, anodins et essentiels, replacés dans leurs rôles ordinaires, qui, pieds de nez à un système absurde et contraignant, font qu’un adulte protège et qu’un enfant est protégé, que les individus ont encore leur mot à dire, qu’une relation s’établit d’être humain à être humain, non d’élément du système à un autre élément ?
A posteriori seulement, je me demande ce que percevait de nous l’étranger venu de l’Ouest. Étions-nous, nous aussi, des pauvres qu’il s’agissait d’aider ? des habitants du mauvais côté de l’Histoire ?“
En ayant conscience des problèmes existants à l’époque, elles rappellent à quel point la liberté des femmes y étaient meilleure qu’ailleurs à la même époque et voire plus enviable qu’aujourd’hui. En effet, l’égalité salariale, le droit de vote et l’accès à l’avortement étaient considérés naturels et malheureusement, acquis.
Le rideau de fer séparant l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest laissait entrevoir les sirènes alléchantes du capitalisme d’un côté et faisait passer le modèle communiste comme terne et synonyme de précarité de l’autre. Mais comment était réellement la vie du côté de ce dernier ?
“Le quai du RER à 21 h 30, nous sommes huit femmes pour une bonne cinquantaine d’hommes, que je feuillette les programmes des festivals dans lesquels les noms féminins sont toujours aussi rares, que je me demande si je vais mettre des talons et si j’ai les moyens de me payer un taxi lorsque j’ai envie de faire la fête tard et loin, je ne peux m’empêcher de toujours revenir à Rosa, Sonia et toutes leurs camarades en armes et de me dire que pour un bon nombre d’entre nous, on dirait que le Mur est tombé pour ensevelir nos libertés sous ses gravats.“
Arrive le covid, mettant en suspend le livre. Puis la guerre en Ukraine éclate, faisant vibrer les cordes douloureuses de traumatismes qui résonnent dans leurs mémoires, ceux des générations qui les ont précédées, mais dont elles ressentent vivement la morsure. Alors un second chapitre de Filles de l’Est, femmes à l’Ouest s’ouvre, ancré dans un présent amer où l’on envahit en prétendant libérer. Les immigré·es trouvent refuge au cœur de foyers les hébergeant illégalement, touchés par une détresse faisant écho à une époque que l’on pensait définitivement révolue.
Dans cet ouvrage collectif, Albena Dimitrova, Lenka Horñáková-Civade, Katrina Kalda, Grazyna Plebanek, Sonia Ristić, Andrea Salajova, Marian Skalova et Irina Teodorescu déconstruisent l’image bicolore véhiculée par une Europe scindée en deux. Leur nostalgie s’équilibre par une prise de recul, un jugement réaliste sur leur passé.
Si la chute du mur a bien eu lieu, des frontières encore plus hautes et pernicieuses sont présentes, intensifiées par une certaine condescendance renforcée d’a priori.
Leurs paroles viennent du cœur, chamboulent et s’accrochent. Elles rappellent qu’aucune victoire n’est jamais établie, que des droits peuvent considérés comme inviolables peuvent être balayés en un battement de cil. Qu’un modèle convoité peut s’avérer utopique et même carnassier.
Roman chorale, Filles de l’Est, femmes à l’Ouest est empreint de bienveillance, mais aussi de colère. Pont entre le passé et le présent, il s’inscrit dans notre Histoire contemporaine et collective avec une authenticité implacable.
“Je veux le croire. J’espère que cette fois, j’ai appris, qu’on a appris, que je n’oublierai plus de quoi on est capable ni la rapidité avec laquelle chacun peut se transformer en un « nous » contre « eux ». Mais je me demande tristement, car je n’ai pas la réponse : combien de fois doit-on refaire la même erreur pour enfin apprendre ? Une crainte reste malgré tout, nichée quelque part à l’intérieur, et si j’oubliais à nouveau, et si le gilet de l’aveuglement volontaire revenait ?
Il serait peut-être autre, d’une couleur, d’une matière différente, plus fin, plus moderne, mais toujours aussi aveuglant.
Cette fois encore, va-t-on se dépêcher d’oublier et s’en accommoder, à l’Est comme à l’Ouest, avec un même sauve-qui-peut dévorant… ?”
Éditions Intervalles
Albena Dimitrova, Lenka Horñáková-Civade, Katrina Kalda, Grazyna Plebanek, Sonia Ristić, Andrea Salajova, Marian Skalova et Irina Teodorescu. Sous la direction d’Elisabeth Lesne.
160 pages
Caroline