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Corina Sabau – Et on entendait les grillons

Corina Sabau se rattache à des détails, des sensations. Les premiers mots échangés il y a des années entre un homme et une femme, qui sont maintenant mariés. Le mouvement des bras d’une collègue, leurs doux balancements qu’on ne verra plus suite à un licenciement abusif. Et le chant des grillons en fond, qui accompagne les scènes quotidiennes de la vie des femmes, à l’époque de la Roumanie communiste. 

On est propulsé aux premières loges, catapulté dans le flot de pensées d’Ecatérina, la narratrice. Les mots s’enchainent sans interruption et font défiler sous nos yeux ses souvenirs doux-amers, ses espoirs ternis. Certes, elle est considérée comme privilégiée : car elle responsable d’une des sections de la fabrique textile, mariée à un homme cultivé et bon parti, mère d’une petite fille en bonne santé.
Mais c’est cette situation même qui la cisaille, car si elle est en effet plutôt bien placée sur l’échelle sociale ouvrière, elle n’est qu’une femme. Reléguée au rang de moins que rien, de simple matrice reproductive par les hommes. Ceux-là l’écrasent, l’ignorent, la violentent, comme ils le font avec toutes ses semblables. Elle est hantée par son père brutal et délaissée par son mari désabusé. Et elle se heurte constamment au dos tourné de ce dernier, totalement détaché d’elle. 

” Pendant qu’il dort, il peut être comme avant, et je peux alors renaître dans son cerveau de manière aussi vivace que dans le verger de pommiers, il y a eu tant de nuits où la ville devenait petite et amicale, le grondement des tramways et des voitures ne m’effrayait plus, celui des ambulances ne me faisait même plus tressaillir lorsque, dans cette même pièce donnant sur le magasin, il me tenait par la main, comment pourrait-il savoir que dans une autre vie, c’est dans cette même pièce baignée d’une lumière orangée que j’aimerais me réveiller, ma main dans la sienne, sereine à l’idée que notre fille dort dans la chambre d’à côté. “

L’héroïne est une prisonnière, qui doit sans cesse ajuster ses mots et ses gestes selon le bon vouloir de ses supérieurs ou de son époux. Elle en devient incapable d’être simplement elle-même, toujours piégée dans le contrôle constant et l’impossibilité d’exister entièrement. On ressent le sentiment inconfortable de tension continue qui la pétrit, mis en lumière par la frénésie de l’écriture de Corina Sabau. On se heurte à la peur, au dédain qu’elle essuie tous les jours, qui s’immiscent de partout. 

Corina Sabau joue avec le carcan de la dictature communiste et de la censure qu’elle tisse étroitement autour des femmes. Elle égraine des indices dans le flot des mots de son personnage et décrit le malheur commun de toutes celles qui ont vécu dans la Roumanie de cette époque.
Et surtout, elle soulève le tabou autour de l’avortement clandestin, de ce danger encouru par des femmes livrées à elles-mêmes. Enveloppées par la honte et la peur qui les poussent à s’autoavorter.

À travers les pensées d’Ecatérina, l’autrice donne la parole à toutes les femmes qu’on a sommées de se taire, qui se sont rendues malades, stériles ou qui ont perdu la vie. Qu’on a laissé se vider de leur sang volontairement, qu’on a jugé et dont on a décidé si elles méritaient d’être sauvées ou non. 

Avec son écriture qui ne laisse aucun repos, aucun souffle, elle déverse d’un trait le flot de milliers de voix qu’on a tues sous la dictature Ceausescu.
Et on entendait les grillons est un roman court et effréné, dans lequel il faut lâcher prise pour en saisir toute la puissance. 

Aura l’a fait avec de la quinine et elle s’en est bien sortie ; la coiffeuse d’Igiena, je ne l’ai plus revue depuis le soir où elle m’a dit qu’elle avait trouvé un type qui lui réglerait son affaire ; Florina, qui travaille à l’Apprêt, c’est un médecin qui s’est occupé d’elle sur la table de sa cuisine moyennant l’équivalent de quatre mois de salaire ; Hermina de l’entrée B c’est laissée que convaincre la feuille de laurier-rose est la panacée, résultat, elle ne peut plus faire d’enfant ; la belle-sœur de Gherghinz elle fait confiance à une sage-femme et elle est restée, ah ! la force de l’exemple, moi je m’en remets à Stella, l’eau bouillante fait des miracles, il y a tant de filles qui ont réussi grâce à l’eau bouillante, si ça ne marche pas du premier coup on remet ça, mais au moins on s’en prend qu’à soi-même, plutôt que de laisser une bonne femme vous perforer l’utérus. ”

 

 Corina Sabau Et on entendait les grillons


Traduit du roumain par Florica Courriol
Belleville éditions

144 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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Un commentaire

  1. Je suis heureuse et époustouflée à la fois par ce commentaire des plus emphatiques avec l’écriture de Corine Sabàu, par cette intelligence du discours de la protagoniste. Merci d’avoir mis en lumière une écriture qui n’est pas abordable de lecture de première abord!
    Florica Courriol (la traductrice)

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