Un dernier livre avant la fin du monde WebZine Littéraire
« J’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur. Le garçon regardait par la vitre en silence. J’aurais préféré être ailleurs, et lui aussi probablement, mais il était déjà trop tard, trop tard pour nous deux. Il savait ce qui l’attendait aussi bien que moi. Nous avions joué à être des hommes et nous allions bientôt en payer le prix. »
La ségrégation du Mississippi n’est pas une légende et a fait, malheureusement, son ouvrage. Dans les années soixante, avec le « Freedom Summer », l’incitation pour la communauté noire américaine à s’inscrire sur les listes électorales, afin de pouvoir faire avancer les choses dans les urnes, fut un mouvement plein de revendications et d’espoirs face à une répression par la communauté WASP sous l’égide de la grande famille du Ku Klux Klan.
Cette communauté combative et ingénieuse sut mettre en avant le pacifisme et le dialogue pour inciter au changement.
« Une nuit au Mississippi » prend pour toile de fond cette période, ou comment, par une nuit d’été en 64, le frère de Warren, Graden Williams, fut sauvagement torturé et exécuté par des blancs « bien pensant » américains. Le roman, se déroulant sur deux périodes, s’attache à nous dévoiler l’histoire du crime tout en suivant la quête de Warren pour retrouver le dernier bourreau vivant de son frère, des bourreaux qui furent acquittés lors du procès. Des visages qui ont marqué à vie le jeune Warren et qui vont le hanter jusque dans les années 2000. En 2008, au Canada, Warren a retrouvé la trace du dernier, Earl, le plus jeune sur la photo, le dernier vivant à être en liberté. Un affrontement se profile, des vérités doivent sortir afin que Warren puisse en finir avec cette histoire et accepter de faire le deuil son frère.
« Nous avons passé la nuit dans ces conditions. Au matin, on nous a fait sortir des cellules par groupes de trois, puis on nous a déposés aux limites de la ville sans un mot, nous laissant nous débrouiller pour retrouver notre chemin. J’étais dans l’un des premiers groupes et j’ai attendu sur le bord la route pendant que les autres voitures arrivaient une par une. Graden est finalement apparu. Il est descendu du véhicule dignement, comme si on lui avait gracieusement offert de l’emmener, et j’ai alors compris de quelle victoire il parlait: Celle qu’on obtient uniquement en refusant de se sentir vaincu. »
Premier roman de Craig Shreve, auteur canadien, et descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary, a écrit un texte fort et poignant. Ayant pour point de départ le crime de Graden, dans une période charnière de l’histoire américaine, l’auteur s’attache à révéler, progressivement, l’impact que ce crime a pu avoir sur Warren, sa famille et le dernier des bourreaux. D’une grande finesse, et avec une grande sincérité et simplicité dans son écriture, Craig Shreve ausculte l’homme dans toute sa complexité, les couleurs de peaux s’effacent petit à petit et seuls deux hommes au passé trouble restent. Texte d’une grande intelligence, au final surprenant mais très pertinent, Une nuit au Mississippi est prenant de la première à la dernière page.
Contemplatif et dans le mouvement en même temps, le rythme du roman contribue à nous plonger dans tous les paradoxes de cette période. L’auteur joue sur deux époques, deux géographies, et deux pays à la culture différente, il arrive à amplifier la tension narrative et noyer les préjugés pour en faire ressortir tout l’enjeu du duel des deux hommes.
Un premier roman réussi, une belle découverte publiée chez Les Allusifs, magnifiquement traduit par Marie Frankland.
Les Allusifs,
Trad. Marie Frankland,
200 pages,
Ted.
