Les hasards, ou les résonances, du monde de l’édition nous offrent en ce début d’année 2020 un double voyage vers le Grand Nord canadien, à la découverte des peuples Inuit qui, vaillamment, luttent contre les éléments pour habiter leur terre. Les hivers sont interminables, les mois d’été sont frais et pluvieux, les jours n’ont pas de nuit et les nuits sont infinies. Le gel fige la nature, comme un corps cryogénisé gardé en captivité par un savant fou au fin fond d’un sous-sol de laboratoire caché dans des montagnes qui ne figurent sur aucune carte. La vie est rude, là-haut, mais des gens y vivent, ou du moins, essayent de ne pas y mourir.
Mais ne nous y trompons pas : ni Croc fendu ni Nirliit ne sont des récits d’exploration. Non, ce sont deux textes très contemporains qui dessinent à peu de chose près le même portrait : des personnages enfermés dans la misère, abrutis par l’alcool, vaincus par leurs pulsions meurtrières. Des hommes violents, des pères incestueux, des filles abusées, des mères trop jeunes. Pourrait-on croire qu’il existe un échappatoire à cette vie désastreuse, un moyen de voir le bout du tunnel ?
Dans Croc fendu, le premier roman de Tanya Tagaq par ailleurs chanteuse et artiste pluri-disciplinaire, la porte de sortie est peut-être dans la fusion entre l’humain et la nature. Au sens premier du terme, puisque le personnage principal, une jeune fille dont on suit l’évolution au fil des années, s’accouple une nuit avec une aurore boréale à la force saisissante. Elle tombera enceinte suite à cette rencontre, et les bébés qu’elle porte dans son ventre – des jumeaux – seront peut-être le moyen de s’extraire de cette condition insupportable. Fille objet cachée dans des placards pour éviter la violence et le sexe des hommes, elle laisse tout de même la poésie la porter dans des pages parfois sublimes, où la beauté du mot transcende l’horreur d’un quotidien épouvantable.
« La vie éclate allègrement et la mort est un doux soupir. Ce n’est pas tant de vivre et de mourir qu’il s’agit, mais de s’allumer puis de s’éteindre. Pas de lumière sans nuit, et la mort, c’est la vie. […] Ce qui existait avant la naissance et reprend forme après la mort est bien plus réel que la brève étincelle de la vie. Notre existence ne consiste qu’à porter notre fardeau physique, à propulser de l’énergie. »
Croc fendu est un récit de l’intérieur, raconté par une habitante de ce Grand Nord terrible. Nirliit décrit le même paysage, les mêmes conditions de vie, dans un village jumeau. Mais ce récit, écrit par Juliana Léveillé-Trudel, est rapporté par une femme venue de Montréal et qui, l’été, vient travailler dans cette région. Elle observe, et nous invite à voir, ce qui se passe à Salluit, comment vivent ses habitants, quels sont leurs rapports, leurs dysfonctionnements. Car le ton de Nirliit n’est pas plus rose que celui qui nous emporte dans Croc fendu. Le constat est le même : les bouteilles de vodka glissent le long des routes, des enfants sans parents fixes jouent dans la glace, des adultes tombent dans les fjords, emportés par l’alcool ou les désillusions, des filles deviennent mère à quinze ans, d’autres filles disparaissent sans que cela n’émeuve qui que ce soit. Quand une porte de sortie s’ouvre, elle se referme aussitôt, comme l’exemple de ce personnage qui pense pouvoir conquérir la grande ville, chez les Blancs, mais qui revient quelques semaines plus tard, la queue entre les jambes et le visage bousillé.
« Alex prend une gorgée de vin. Ça prend beaucoup de vin pour oublier qu’une enfant de quinze ans reçoit une raclée de son amoureux dans l’indifférence la plus totale. Beaucoup de vin pour entendre qu’elle avait juste à ne pas en regarder un autre. »
A quoi s’accrocher, alors, pour ne pas succomber aux rudesses du lieu, du climat, et des hommes ? Dans Nirliit, c’est dans l’espoir de l’enfant qui vient de naître qu’on peut trouver le réconfort. Ou dans l’amour, partout présent malgré tout. Dans Croc fendu, c’est dans l’acceptation simple et poétique que cette vie n’est qu’un court instant dans une éternité. Et qu’il y aura forcément quelque chose de plus grand et de plus beau, après. En attendant, le mieux est de communier avec la Nature, Lui faire l’amour, et accepter les offrandes qu’Elle daigne, parfois, nous apporter. Même si Elle les reprend aussitôt.
Post Scriptum : difficile d’être exhaustif quand il s’agit du Grand Nord canadien dans la littérature, le champ est aussi vaste que le territoire. Mais, pour compléter la lecture de ces deux romans, on peut se consoler avec la prose aussi lumineuse que jouissive d’Anthony Poiraudeau qui avait signé, en 2017, aux éditions Inculte, Churchill Manitoba, le récit d’un homme perdu dans une petite ville tout aussi perdue au milieu d’un océan de glace, refuge pour les ours polaires. Une réflexion sur la géographie et le territoire, où il est question également de la gestion (avec toute la connotation venue du monde de l’entreprise que ce mot implique) des autochtones, une question qui revient, en toile de fond, dans Croc fendu et Nirliit. Un livre brillant qui était, souvenez-vous, apparu tout en haut d’un Top 5 de l’année 2017.
Alexandre
Croc fendu
Tanya Tagaq
Christian Bourgois
2020 – 207 pages
Nirliit
Juliana Léveillé-Trudel
Folio (première édition La Peuplade)
2020 – 184 pages