Montagnes et océans possèdent tout·es deux leur lot de récits fantasmés et de légendes qui se transmettent de génération en génération. Envoutant·es par leurs beautés dangereuses, les sommets et les abysses sont encore aujourd’hui les tombeaux d’hommes et de femmes ayant répondu à l’appel de l’aventure.
Dans les ruelles sombres et détrempées du port de Douvres, une rumeur se propage : les autorités britanniques promettraient une petite fortune à ceux qui parviendront à retrouver et sauver les équipages de l’Erebus et du Terror, deux navires qui se sont mystérieusement évanouis dans le cœur glacé de l’Arctique, il y a quelques mois. Certains hommes ont déjà entrepris cette délirante aventure, aveuglés par l’appât du gain et aucun n’en est revenu, allongeant la liste des disparus du cercle polaire. La capitaine Brigg décide alors de tenter son tour, emportant dans sa folie ses compagnons et amis. Mais contrairement à ses prédécesseurs, ce n’est pas l’argent qui semble le motiver, mais une cause plus tortueuse et profonde, qui le ronge et l’habite. À chacun son chant des sirènes et sa perte…
Vincenzo Balzano (Clinton Road) s’inspire d’un étrange fait divers datant de la fin du XIXe siècle, relatant l’histoire du Mary Celeste, un navire fantôme trouvé au large de Gibraltar et dont on n’a jamais identifié la moindre trace de l’équipage. Nourrissant les théories très variées, allant de la plus cartésienne à la plus fantastique, les esprits s’échauffent : Tsunami ou malédiction ? Piraterie ou monstre marin ? Aujourd’hui encore, nul ne sait ce qu’il est advenu de ces malheureux. Il en va d’ailleurs de même pour l’Erebus et le Terror, qui ont été engloutis par les glaces et dont on a retrouvé les épaves plus de 160 ans plus tard…
Dans Adlivun, on assiste à une descente dans les méandres de la folie, nourrie par des craintes viscérales et des paysages polaires et aquatiques avalant tout espoir. Si Brigg est en proie à ses propres démons intérieurs, l’étau d’une malédiction se resserre peu à peu sur l’ensemble des hommes, les plongeant dans un engourdissement fatal. Autour d’eux, des figures empruntées à la mythologie inuit se dressent dans l’ombre, arborent des masques blafards inquiétants, glissent leurs silhouettes décharnées sur la banquise déserte. Il y a peu de mots, peu de paroles et d’échanges, ils s’expriment par parabole poétique ou citations nébuleuses, perdent pied à l’intérieur d’eux-mêmes. Et nous, lecteurs et lectrices, nous sommes entrainés à leurs côtés dans ce voyage sans retour. L’auteur parvient à retranscrire la morsure du froid, le blizzard qui s’insinue sous la peau, l’encre sans fond de la nuit et des abysses. Ainsi, chaque page nous saisit par sa beauté hallucinée et vibrante, teintée d’embruns et de magie salée. Si les illustrations possèdent une aura fantomatique troublante, la découpe de la narration se coule dans un rythme désincarné tout aussi magnétique.
Psalmodie écumeuse, mélodie de peu de verbes et graphismes grandioses, Adlivun détient une ambiance mystérieuse à couper le souffle, où les monstres semblent bien humains…
Ankama
Traduit de l’italien par Federica Mancuso et Charlotte Raimond
168 pages
Surplombant le bourg de Derborence, la montagne craque et gronde, imposant sa splendeur majestueuse et nourrissant autant l’admiration que la crainte. À son sommet s’étend le glacier des Diablerets, un lieu propice à la naissance de terribles contes fourchus. Mais voilà qu’une nuit, un bruit effroyable réveille les villageois et affole les animaux : la montagne tombe, recouvrant la vallée d’un linceul de pierres. Au total, une quinzaine de personnes et de nombreuses bêtes sont ensevelies lors de ce fait tragique survenu en 1714 et dont l’auteur suisse C. F. Ramuz s’inspirera pour écrire Derborence, une chronique villageoise connue pour être l’un de ses chefs-d’œuvre.
Aujourd’hui, Fabian Menor adapte ce roman où l’on découvre Thérèse et Antoine, tout juste mariés et déjà séparés. Alors que lui accompagne ses troupeaux en transhumance aux côtés de Séraphin le vieux berger, elle demeure au village et voit son ventre s’arrondir. Tous deux trouvent le temps long au bout d’une semaine seulement, pressés d’être de nouveau réunis.
Mais l’éboulement va surprendre le jeune homme, qui va rester enseveli presque deux mois sous les pierres tombées du ciel, errant dans une obscurité totale avant de retrouver la lumière du jour et le chemin de son foyer. Son corps creusé et son esprit déboussolé peinent à reconnecter avec le monde des vivants, il semble n’être que l’ombre de lui-même, dévoré par la culpabilité d’avoir survécu et pas Séraphin. Thérèse, qui a tenu bon jour après jour, doit panser les plaies émotionnelles de ce miraculé qu’elle a du mal à reconnaître.
Sous son trait charbonneux et vif, Fabian Menor illustre parfaitement la beauté cruelle de la nature et les paysages de la haute montagne. Dans cette histoire aux couleurs sourdes, l’amour côtoie la mort, l’espoir répond à la folie et l’indicible prend forme, à demi-mot. Premier roman graphique publié par les éditions Helvetiq, Derborence possède une aura vertigineuse et des horizons magnifiés, où la puissance des éléments entre en écho avec celle des cœurs.
Helvetiq
128 pages
Caroline