Dans la tête d’Andrew s’entremêlent les sciences cognitives, la sensation d’être le « prétendant », la peur d’être prisonnier de son propre cerveau, l’impression d’être vide, l’impossibilité de vivre sans le souvenir des disparus.
Le roman se présente comme une consultation psychiatrique traditionnelle. Un dialogue entre ce qui semble être un praticien, et ce qui semble être l’ami d’Andrew. Ce qui semble. Car cet « ami » d’Andrew se révèle rapidement être Andrew lui-même, comme le praticien le devine aisément. Quant au médecin qui lui répond… Qui pourrait le dire ?
Le fait est qu’Andrew, grand scientifique, spécialiste des sciences cognitives, paraît atteint d’une forme de morcellement cérébral qui le pousse tantôt à parler à la première personne, tantôt à parler d’Andrew comme d’une personne extérieure. Lancé dans le récit de sa vie, il explore son histoire aussi bien que les mécanismes de sa propre pensée :
J’ai posé la question suivante : comment puis-je penser à mon cerveau quand c’est lui qui pense à ma place ? Ce cerveau prétend donc être moi en train de penser à lui ? Désormais je ne peux me fier à personne, et encore moins à moi-même. Je suis une conscience générée de façon mystérieuse, et savoir qu’il en existe des milliards d’autres ne me console guère.
Andrew affirme souffrir d’une insensibilité chronique, d’une neutralité de caractère préoccupante. Incapable de ressentir la moindre émotion, dit-il, il affirme avec conviction être une source de malheurs pour quiconque l’approche. Il pense être celui que le nouveau mari de son ex-femme appelle « le prétendant ». Un meurtrier de la plus dangereuse espèce, de ceux qui tuent par maladresse, qui, à cause de leur ineptie, provoquent des drames.
Indirectement coupable de la mort de son propre enfant, de la disparition de son chien, de l’accident de voiture d’un inconnu, Andrew prétend être une tare pour les autres :
L’important dans ce trajet en bus, c’est que j’avais atteint le point où je sentais que chacun de mes actes risquait de nuire aux êtres que j’aimais. Vous avez idée de ce que ça représente, monsieur l’Analyste assis dans son fauteuil ergonomique ?
Pourtant, au fur et à mesure que le récit de sa vie se déroule, tantôt à la troisième personne, tantôt à la première, c’est un tout autre personnage qui affleure et qui dessine sous les yeux du psychiatre (et les nôtres) un monde fait de sensations, d’émotions, de saisissement et d’exaltation.
Convoquant incessamment Mark Twain, retraçant les méandres de son histoire, son incessant bavardage donne corps à sa mémoire, dans laquelle le lecteur déambule joyeusement. Admiratif certes mais qui aussi s’interroge : les faits racontés se sont-ils réellement produits ? Andrew a-t-il partagé la chambre d’un président tristement célèbre, quoique jamais nommé ? Est-il possible qu’il soit responsable d’autant de malheurs ? Fait-il indirectement partie des victimes des attentats du 11 septembre ? Ou alors souffre-t-il d’une maladie mentale qui le pousse à inventer ce passé pour le moins atypique ?
Il a beau se confesser, s’auto-persuader d’être « le prétendant », d’être froid et insensible, Andrew raconte pourtant avec profusion de détails et d’émotions sa rencontre avec Briony, sa deuxième épouse, dont on sait dès la première ligne du roman qu’elle n’est plus. Tout dans le récit de cette histoire dément son impassibilité, son incapacité à ressentir. Andrew parvient à nous faire éprouver cette angoisse de la solitude, de la culpabilité, de la perte.
Si je pouvais devenir fou ce serait sûrement mieux que l’équilibre de cette solitude méditative. Moi et mon ombre… Dansant dans le noir. J’ai un grand couteau à pain que je contemple de temps en temps. Il me rend mon regard.
Tentative de percer les mystères de son propre cerveau, confession, consultation psychiatrique, le roman de Doctorow garde ses secrets mais offre une plongée dans un imaginaire mouvant, sensible, et construit de main de maître un personnage éminemment complexe.
Pour son dernier roman, Doctorow s’est laissé aller à écrire un récit déchaîné, dans lequel on retrouve son esprit facétieux, son incroyable talent de conteur, et sa capacité à brosser, en arrière-plan, un paysage fort juste de l’Amérique. Un roman emprunt de culture populaire, représentée avec malice par les personnages de l’adaptation cinématographique du Magicien d’Oz ou par l’évocation de Lewis Caroll.
Dans la tête d’Andrew est surtout une magnifique leçon de littérature. C’est Blanchot, c’est Beckett, c’est Rilke qui sont intrinsèquement convoqués par Andrew, ce personnage aux formes multiples, tantôt lâche, tantôt manipulateur, tantôt drôle, tantôt dépressif, cet être de papier, survolté, douloureusement intelligent mais qui porte en lui une fragilité touchante, une angoisse profonde et un questionnement simplement humain.
Ce sont les sciences cognitives ?
Pas vraiment. Ça ressemble plus à de la souffrance.
Édition Actes Sud
Traduit de l’anglais par Anne Rabinovich
192 pages.
Hédia