” Les montagnes dominaient la vallée comme une présence psychique, une source et un écran d’influences émotives, de sensations, d’aspirations subtiles et innommables. Nul homme ne pouvait ignorer cette présence – (…) l’aura de ces montagnes et de ce ciel imprimait un avatar de leur profonde nature sur l’évolution et le modelé de toute âme.”
Seuls sont les indomptés est une ode à la nature, sauvage, indomptable, à laquelle Jack Burns, cow boy solitaire, a du mal à résister. Libre ou traqué, il préfère la rudesse et les lois de la nature à celles des Hommes. Doté d’une force tranquille profondément ancrée et d’un instinct de survie à fleur de peau, Burns est aussi serein qu’obstiné. S’il est du genre taiseux, il a le sens de la réplique et c’est avec un calme et une sincérité désarmante qu’il remet les choses et les gens à leur place, sans un mot plus haut que l’autre. Ses actes et ses paroles ont toujours un objectif bien précis : sa liberté – aussi vaste que concrète soit-elle.
“Il regarda au sud : le sommet de la montagne s’incurvait vers l’est, puis de l’ouest, descendait en paliers tranquilles dans l’ombre de Scissors Canyon à vingt kilomètres. Au-delà se dressaient les pics pyramidaux, bleus et embrumés des Manzano et une chaîne de montagnes indomptées qui s’étirait sur cent kilomètres vers le Mexique. Burns scruta au sud, loin au sud, jusqu’à ce que sa vue se trouble de désir impatient, et que le pincement de son cœur lui remonte dans la gorge.”
Edward Abbey est un écrivain poète qui a l’art de manier les mots et de leur donner une densité palpable : il les emplit de sens et de toute leur sonorité. Il sait donner vie à la tuyauterie d’une prison autant qu’aux courbes d’une montagne. Sous nos yeux et ceux de Jack Burns, villes et paysages vibrent aux sons du quotidien et muent au rythme de la lumière du jour.
“De l’autre côté du fleuve, à des kilomètres de là, la ville attendait, s’ébrouait doucement et en silence – vagues volutes de fumée et de poussière, éclats d’objets en mouvement renvoyant le soleil, ombres mouvantes – pas complètement réveillée et trop lointaine pour se faire entendre. Dans la lumière du petit matin, vue depuis l’ouest par l’homme adossé à son genévrier, la ville était une flaque d’ombre bleu-gris indistincte, aux marges floues, aux extrémités sud et est invisibles, toutes fondues sous les vastes ailes de l’ombre des Sangre Mountains.”
Jack Burns vit de petits boulots, voyage à dos de cheval, dort au grand air plus souvent que sous un toit et se sent plus à l’aise dans la vaste étendue désertique du Nouveau Mexique que dans un bar parmi ses semblables. Mais quand il apprend que son ami, Paul Bondi, est en prison, il est prêt à tout pour le faire évader.
Sauf que Burns et Bondi ne sont pas prêts à faire les mêmes concessions pour préserver leur liberté.
Paul Bondi est un intellectuel, un anarchiste, un libertaire. Il a une famille, un statut social et professionnel : contrairement à son ami, il a une place dans le système qu’il rejette. Ses actes de résistances sont réfléchis quand ceux de Burns sont instinctifs. Il ne cherche pas à fuir la société mais à la faire évoluer à coup de théories et d’actes de désobéissance civile car il a espoir en l’avenir et pense pouvoir changer les choses.
Jack Burns est un marginal qui n’espère pas changer quoi que ce soit. Il ne se fait pas d’illusions et préfère se faire oublier des Hommes et de leurs règles plutôt que de s’y opposer frontalement. Il vit dans l’instant et ne théorise pas sur l’avenir car il n’attend rien de bon de la civilisation.
“Chaque fois que je me retrouve en cabane, je ne pense qu’à une chose.
À sortir ?
Exact.
Tu ne seras jamais philosophe, dit Bondi. Pas à ce rythme-là. Seul un philosophe peut transcender ces barreaux et ces murs sans quitter son corps. Ni même ouvrir les yeux”
(…)
Je serais peut-être jamais philosophe, admit Burns. Mais il y a une chose pire encore, une seule. C’est que toi t’en seras toujours un.”“Bondi resta sur sa paillasse sans rien dire, sans rien dire à voix haute, occupé qu’il était à écorcher son âme, à essayer d’examiner sous le scalpel stérile de la logique les entrailles molles luisantes veinées de bleu de son esprit.”
“Un peu de conviction brute ne serait pas de refus, là. Mes émotions se changent en idées, mes idées, en émotions. Et me voilà ici, victime des deux.”
Fuir ou rester ? Retrouver sa liberté ou purger sa peine et assumer son acte de résistance ? S’évader n’est-ce pas capituler ? Vivre traqué est-ce vivre libre ?
En bon intellectuel, Bondi tergiverse face à la possibilité de s’échapper alors que Burns ne laisse pas de place aux doutes. Il sait ce qu’il veut : entendre à nouveau le chant des oiseaux et le craquement des branches de genévriers, sentir le vent et la poussière rouge des roches volcaniques sur sa peau, se mouvoir où bon lui semble au son des sabots ferrés de sa jument. Il préfère éprouver la faim et le froid au milieu des montagnes et à l’abri de frêles buissons plutôt qu’entre des murs de béton et des barreaux d’acier.
Jack Burns est donc bien décidé à s’évader.
Mais c’est sans compter sur cette brute de Gutierrez et la fierté du shérif Johnson…
Le texte d’Edward Abbey est riche de sens, de sons, d’odeurs, de sensations et de descriptions qui nous ravissent les yeux, même soixante après. Le regard qu’il pose sur la société et ses marges est empreint d’une lueur rebelle et vivace. Du désert aux montagnes, en passant par la prison, les indomptés sont seuls face aux forces de l’ordre et à celles de la nature. Ils sont des grains de sable, invisibles dans l’immensité du paysage mais gênants dans les rouages du système.
Un chef-d’œuvre n’est jamais victime du temps, il le traverse.
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“Yati quelqu’un ici qu’a vu ma vieille mule grise ? Elle fait six pieds de haut et elle rue comme une folle. L’aime les biscuits au gingembre et l’herbe de la pampa. L’a une entaille à l’oreille et une étoile au cul. Ordonc si z’avez vu ma vieille mule grise, je vous le dis tout net, faites pas les foutus cons, montrez-moi où qu’elle est et je vous jure que je vous donnerai un pot de miel de ma vieille ruche.”
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éd. Gallmeister, 2015
350 pages
trad. (de qualité) : Laura Derajinski et Jacques Mailhos
Pauline