Errant entre une mère très distante et des camarades qui le briment, René vit dans un monde à la fois trop grand et trop étriqué pour lui. Il a souvent la tête ailleurs et est sujet à des évanouissements fréquents, un peu comme si son corps et son esprit s’alliaient pour lui permettre d’échapper à ce quotidien marqué par les rejets. Lors de ces voyages chimériques, René flotte entre plusieurs mondes et revêt toutes sortes d’apparences : passant de garçon à fille, de végétal à animal, il rencontre des créatures magistrales et inquiétantes issues de temps immémoriaux. Ensemble, ils et elles poursuivent une quête au premier abord très innocente : la recherche du doudou perdu par le petit garçon. Mais peu à peu, des thématiques profondes et complexes se croisent, s’ajoutent et un récit maillé de plusieurs strates temporelles se forme alors.
Dans son premier roman graphique René·e aux bois dormants, Elene Usdin nous projette dans un univers incroyablement beau et onirique. C’est bien simple : chaque page, chaque image est un véritable tableau aux couleurs envoûtantes, dont la dynamique et les contrastes m’ont évoqué le travail de Brecht Evens (surtout Panthère, pour la symbolique commune d’un drame enfoui). On se retrouve happé·e par cette aventure hallucinée abordant par le biais du fantasmagorique le racisme, la suprématie blanche et surtout un fait marquant de l’Histoire Américo-canadienne. Car René·e (et par la suite sa fille Judith) va remonter le cours de leurs origines durant son voyage initiatique, retraçant les destins brisés de dizaines de milliers d’enfants autochtones lors de « la rafle des années soixante ».
Les non-dits resurgissent douloureusement, l’enfouissement des souvenirs creusé par le déni éclate en pleine lumière : Elene Usdin redonne la parole à ces identités déracinées, celles des descendant·es des peuples des Premières Nations, arraché·es à leurs terres et à leur culture.
Des êtres primaires peuplent le livre, accompagnant René·e lors de ses périples. Il y a notamment un géant pourpre inspiré par la mythologie tibétaine, ou encore Isba la fille maudite Wendigo, qui crache des corbeaux à chaque mot. Ces personnages complexes sont tour à tour oracles, sorcier·es, divinités bienveillantes ou cruelles. Autant d’allégories de la souffrance endurée par les peuples opprimés. Le récit ne fait pas de dénonciation directe, préférant jouer avec les frontières poreuses entre réalité et songes, expliquant par le rêve des événements tragiques dont les échos résonnent toujours.
Avec René·e aux bois dormants, Elene Usdin signe un ouvrage à l’image des monstres et des enfants qui y évoluent au fil des métamorphoses : queer, hybride, fantasmagorique. Une révélation littéraire dont la beauté m’a coupé le souffle.
Sarbacane
272 pages
Caroline