Elie Maure est un auteur bien mystérieux: de lui on sait juste qu’il vit à Montréal et qu’il a à son actif un seul roman pour l’instant: Le coeur de Berlin paru chez les Allusifs. Et quel roman que celui-ci… Un de ces romans que l’on lit d’une traite, auquel on pense toute la journée et dans lequel on a hâte de se replonger, un roman qui envoute littéralement.
Simon erre dans sa cinquantaine et dans les rues de Montréal. Un jour il roule dans le secteur de Verdun, vers le canal et soudain se met à repenser à son père qui a rendu son dernier soupir dans le vieil hôpital du quartier. Il décide alors de coucher ses pensées sur le papier, peut-être pour se soulager d’un poids bien trop gros qui le ronge depuis si longtemps, peut-être pour mettre les choses au clair, ou peut-être par instinct de survie. Il y parle surtout de Berlin, son chien mort il y a quelques temps de cela et de Béatrice, sa jeune soeur qui semble avoir le plus souffert de ce décès et dont il n’a plus de nouvelle depuis bien des années.
« J’étais dans un autre monde où j’avais pris conscience que lorsque Berlin mourrait, rien ne serait plus pareil. Le lendemain, je me suis étendu dans l’herbe et j’ai pris une photo de mon chien. Il avance vers moi, il marche de son pas pesant sur les dalles de pierres envahies par l’herbe et on voit le mur épais de la maison avec ses couleurs de terre. Il me regarde et moi, je le regarde aussi et à travers cette photo, je n’ai jamais cessé de le regarder. »
Elie Maure excelle dans les métaphores, les distillant sans même que loin s’en aperçoive: il fait enfourcher son vélo à son protagoniste quinquagénaire, qui pédale à travers Montréal par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il fasse un froid perçant ou une chaleur écrasante, suivant le chemin sinueux pour renouer le fil d’une existence passée au coeur d’une famille vénéneuse, qui pouvait avoir l’air belle de l’extérieur mais qui étouffait de l’intérieur. Lorsqu’il rentre chez lui, Simon écrit sur son quotidien, sème des souvenirs sur la toile de son présent monotone où un profond mal-être qui lui reste inexpliqué pèse sur son dos.
Il se remémore l’Algérie où lui et sa famille ont vécu un moment et dont l’évocation le replonge dans cette enfance aux parfums d’épices et de soleil.
Il parle de Berlin, son labrador noir, ami et confident, que la vieillesse lui a arraché, de l’aiguille froide de l’euthanasie qui lui a transpercé le coeur en même temps que celui de son chien. Il parle de la forêt et de l’autel imaginaire qu’il y a dressé pour y enterrer symboliquement ce compagnon qui lui manque tant, de ses ballades qui le renvoient à lui-même, ces chemins qu’il empreinte tout en retraçant la route de ses souvenirs.
Et surtout, il examine sa famille, cette famille si particulière composée de son père, figure patriarcale par excellence, stricte et distante, nimbée de responsabilité mais aussi de mélancolie, sa mère nerveuse et froide, aux sauts d’humeurs et aux appréhensions constantes qui n’apporte pas la douceur et le réconfort que l’on attend d’une figure maternelle, et pour finir la fratrie dont il est issu: Patrick l’ainé, brutal et sanguin, aux jeux pervers et dangereux, Charles, docile et même soumis, effacé par son ainé et surtout Béatrice, petite fille joyeuse qui soudain est devenue si triste qu’elle semblait incarnée l’ombre d’elle-même.
« Les gens achètent des couteaux et discutent de leurs qualités en tant qu’objet utilitaires, objets de luxe, ils en prennent soin, les exposent, en sont fiers, ils les brisent, les regrettent, ils en achètent d’autres, les offres en cadeau à l’apéro, mais un couteau passe si facilement de la viande à la chair et moi je sais qu’au sens premier, un couteau, c’est fait pour tuer. »
lI décide alors de renouer avec sa soeur, de la retrouver, eux qui étaient si proches voilà qu’ils ne se parlent même plus et sont sans nouvelles l’un de l’autre depuis bien trop longtemps. Pour cela il va tout d’abord revoir Charles, et se trouve face à un frère au dos vouté, à la maison triste et froide, vampirisé par une mère toxique. Puis il rencontre Patrick, qui semble s’être calmé sur la coke et qui prétend avoir des nouvelles de Béatrice sans pour autant accepter de lui donner son adresse.
Mais un jour, il reçoit deux lettres à son domicile écrites par la main de sa soeur. Ce courrier va ouvrir une boite de Pandore terrible, pousser la porte de dénis profondément enfouis datant de cette enfance en Algérie, de leur retour brusque au Canada, du déracinement aussi bien terrestre qu’émotif que leurs parents leur ont fait subir.
« C’est seulement quand je délaisse mon carnet que le mot surgit. La honte. Cette honte est une boue tenace qui bouche tous les pores de votre peau et vous rend imperméable au flux du monde, elle vous donne des crampes à l’estomac et vous fait transpirer sans raison. La honte vous terrasse et comme dans un sable mouvant, chaque réaction, chaque raideur vous fait sombrer davantage et, profitant de votre impuissance, elle vous submerge, car de cette honte et de ce que vous êtes, il n’est plus possible d’opérer une distinction. Vous êtes la honte. »
« Non est un mot brisé depuis longtemps, un mot rayé, un mot dangereux, un mot battu jusqu’à l’origine de son sens. Non, le mot proscrit, le mot qui ouvre la porte à toutes les violences. Non est un mot au goût de mort. »
Peu à peu, Simon déterre des non-dits cruels, dévoile des pans de sa vie que sa mémoire avait effacé. Il remonte les fleuves que ses frères, sa soeur et lui ont empruntés pour parvenir à trouver ce qui les a tous menés à choisir des vies si particulières, en marge de la société, pleine d’austérité et pauvre en contact humain.
Elie Maure nous plonge dans des méandres de sentiments très durs, plongeant ses personnages dans une profonde noirceur et abordant des sujets tabous. A travers le quotidien embrumé de Simon, des lettres de Béatrice qui font face à des souvenirs cruels, il raconte l’histoire d’une famille en éclat sauvée par les apparences et la scotomisation générale. Au fil des pièces du puzzle qui s’assemblent, Elie Maure traite des conséquences du mensonge, d’êtres brisés par leurs propres parents et du mécanisme de défense qu’adultes et enfants adoptent pour survivre aux horreurs d’un quotidien aux allures pourtant heureuses.
Il s’agit donc du premier roman d’Elie Maure, et pourtant l’écriture est parfaite et les thématiques intransigeantes abordées sont maitrisées à la perfection. Poétique, mystérieux et profondément humain, Le coeur de Berlin laisse entrevoir un auteur plus que prometteur et talentueux.
« Berlin aux sens si supérieurs sur le monde, lui et moi nous engouffrant dans la nuit, qui la monture et qui le cavalier, portés par un rythme fluide, soumis au Temps comme d’humbles serviteurs, et moi, parfois légèrement décalé, ayant compris sous la chape des ténèbres que depuis longtemps, les chiens ne guident pas que les aveugles. »
Editions les Allusifs
235 pages
Caroline