Ted Gugus est un grand échalas tout en jambe, possédant une chemise bien précise pour chaque jour de la semaine et une routine métro-boulot-dodo inébranlable. Il coure plus qu’il ne marche, engloutit plus qu’il ne mange, connaît sur le bout des doigts le rangement précis de chaque ouvrage de la bibliothèque dans laquelle il travaille, vit seul mais doit pour autant recevoir des rappels de sa maman pour penser à se nourrir ou à se laver les dents.
On voit bien que ce personnage n’est pas «comme tout le monde», qu’il possède des TOC (Troubles Obsessionnel Compulsifs), que son rythme et son comportement sont à la fois d’une extrême rigidité tout en formant un tourbillonnement incessant.
En effet, le personnage d’Emilie Gleason, autrice du génialement spécial Slapinbag, est atteint du syndrome d’Asperger, un Trouble Envahissant du Développement; TED.
Pour lui, les codes sociaux des neurotypiques sont impénétrables et incompréhensibles. Il ne parvient pas à décrypter le comportement ou le signal considéré comme le plus basique par une personne non aspie, et pourtant malgré les préjugés, il possède une intelligence exacerbée quasi maniaque. Admettons qu’une vieille dame lui montre un signe d’affection? Ses méninges cherchent dans la logique et les intentions verbales qu’on lui a apprises: attention= amour= sexe= couple.
Si Emilie Gleason a choisi ce thème très peu représenté en Bande-Dessinée, c’est que son frère est lui-même atteint de ce syndrome. Loin d’elle l’idée d’en faire la biographie ou bien de dresser un rapport scientifique sur cet aspect du spectre autistique, elle souhaite juste permettre une immersion dans ce que peut être l’esprit d’une personne qualifiée de différente par la norme majoritaire. Comment pense et agit un autre, une variable qualifiée d’étrange, de bizarre.
Et cette plongée dans la tête de Ted est incroyable, montée sur ressorts à l’image de ce personnage auquel on s’attache dés les premières pages. En prenant le parti pris de ne pas dévoiler immédiatement son syndrome, l’autrice permet au lecteur de ne pas tomber dans le jugement ou la dissection neuropsychologique, mais de découvrir le quotidien et les réflexions d’un être humain à part entière.
Au rythme des stéréotypies, des gestes et actions répétitives et des centres d’intérêts aussi bien restreins qu’exacerbés, on assiste à son quotidien répétitif et réglé comme un coucou suisse. Levé, tentative de soustraction de bulles présentes dans la cuvette des WC, engloutissement d’un bol de céréales, effort pour braver la foule d’un métro bondé, travail perfectionniste à la bibliothèque… Un enchainement tous les jours rigoureusement identique, rassurant.
Puis un jour, tout bascule. La ligne de métro habituelle est en travaux, il faut prendre une déviation, trouver un autre itinéraire. C’est ce tout petit changement qui va avoir un effet boule de neige pour Ted, un petit changement qui paraîtrait anodin pour une personne neurtoypique mais qui le mène sur une pente glissante, le pousse dans une chute emballée et désarticulée où il assiste impuissant à un chamboulement inarrêtable.
Avec une mise en page et des personnages bondissants et colorés, Emilie Gleason tente d’expliquer une condition autistique qui échappe bien trop souvent aussi bien à l’entourage qu’au corps médical. Elle parle avec justesse, dynamisme et humour du quotidien de Ted, sa perception, son intelligence, sa sensibilité hors du commun et non adaptées aux normes usuelles. Elle parvient à retranscrire dans cette BD aussi bien l’incompréhension qu’une personne Asperger crée vis-à-vis d’autrui que celle auquel elle se heurte au quotidien, pouvant être déphasée et stressée par la moindre interaction sociale inhabituelle ou un petit imprévu.
Ted drôle de Coco est un témoignage fictif empathique et sincère et qui, surtout, permet de mieux appréhender un monde qui nous échappe. Car il ne faut pas oublier que pour un Ted, les gens anormaux aux comportements absurdes sont justement ceux qui le traitent de débile et qui ne comprennent rien à rien. Des personnes décidément bien étranges, ces neurotypiques.
Editions Atrabile
128 pages
Caroline