Dis-moi ce que tu paies et je te dirai qui tu es.
Emmanuel Adely, écrivain singulier de la scène littéraire contemporaine, présent dans le catalogue de nombreux éditeurs (Minuit, Stock, Argol… ) délivre cette année avec Je paie chez Inculte une tranche de sa vie en tickets de caisse et bribes d’actualités. Il choisit la forme du journal intime, ou plutôt du relevé de compte et des fiches de préparation aux concours d’entrée en école de journalisme, pour raconter dix années de sa vie.
Le lecteur curieux se retrouve alors plongé au cœur des “petits faits vrais” de son époque, dans ce que le quotidien d’aujourd’hui a de plus comptable, quantifiable et d’absurde.
Vendredi 17 avril 2015
(400 migrants ont disparu en mer, dimanche, dans un naufrage en Méditerranée.)
je paie 10,99 € d’abonnement Bouygues mobile par prélèvement ; total : 10,99 €
L’écriture de Soi en littérature s’est toujours mêlée d’une écriture politique qui raconte à travers le Je l’histoire d’une communauté d’individus. Dans Je paie, on est plus que jamais coincé entre un Moi et un Nous, entre la lecture de l’autobiographie désincarnée d’un consommateur de médias et de produits de première et de seconde nécessité lambda et l’épluchage quasi pervers de l’intime des achats du quotidien. Je paie n’est pas tant le récit de la vie d’Emmanuel Adely qu’une expérience de notre comportement en tant que lecteur.
C’est en effet une relation de consommateur à consommateur qui s’établit entre l’autobiographe et son lecteur. Les listes morbides du nombre de morts de tel ou tel attentat, de migrants décédés en mer allié au prix et poids des fruits et légumes achetés au Carrefour, Liddle ou Biocoop, du nombre de cartouches de cigarettes etc. crée une atmosphère cynique dans laquelle les choix de consommation de l’auteur se mettent à nous captiver parfois plus que les infos sordides devenues anecdotiques. Par cet entassement et ces décalages fortuits, Emmanuel Adely met en lumière la force ironique du réel.
lundi 23 mars 2015
(la consommation de tabac induit des coûts. Pour l’État d’abord, à hauteur de 19,7 milliards : dépenses de santé (16,4 milliards), impôts non encaissés du fait des décès prématuré des fumeurs (3,3 milliards) et dépenses de prévention et de recherche (55 millions). Mais les “bénéfices” imputables au tabac pour le budget de l’État s’élèvent eux à 20,6 milliards : TVA (14 milliards), retraites non versées en raison des décès des fumeurs (6,6 milliards). L’État est donc “bénéficiaire” d’environ 1 milliard d’euros.)
j’achète 26 € quatre paquets de clopes à 15:12:39, (…)
Et pourtant, comme tout autobiographe, Emmanuel Adely fait des choix. Chaque jour, il choisit ou non une information, et au fil des pages nous apprenons à connaître ce que ce consommateur veut bien nous laisser découvrir. On apprend qu’il lit Libération, Le Canard enchaîné, L’Humanité, Le Monde diplomatique et qu’il paie un abonnement à Médiapart. La liste des 252 députés socialistes ayant voté pour la loi sur le renseignement nous indique qu’il est sans doute de gauche, socialiste peut-être ou du moins sympathisant, déçu par le parti en place. Il achète bio aux petits producteurs locaux mais fait aussi régulièrement ses courses dans de grandes enseignes pour y prendre du label bio un peu moins cher ou encore chez Liddle ou Leader Price où, peut-être forcé par la conjoncture économique, il renonce à ses idéaux de consommateur éthique et responsable. Il fume et achète régulièrement des livres (L’Occident terroriste de N. Chomsky, Le Capitalisme à l’assaut du sommeil de J. Crary, Or noir, La grande histoire du pétrole de M. Auzanneau etc.) mais sur la Fnac ou Amazone. Il s’habille en Zara, vadrouille entre le sud de la France et Paris et déjeune dans des restaurants pour classe moyenne avec ses amis artistes. Son chat s’appelle Bartleby et comme le personnage principal du célèbre roman d’Herman Melville, il est plein de contradictions.
Même si l’on se demande qui est ce mystérieux Fred à qui il envoie régulièrement de l’argent, même s’il nous ouvre les portes de son quotidien en livrant, par exemple, les noms des caissiers et des caissières qu’il rencontre et avec lesquel(les) on se familiarise au fil des pages, on ne peut que se figurer un personnage si ce n’est un stéréotype. Je paie ne livrera pas plus d’informations qu’un profil Facebook. Le lecteur ne verra pas dans Emmanuel Adely au-delà de l’intellectuel de gauche aux habitudes de consommation paradoxales mais plutôt un miroir de nos propres contradictions.
Sonia
Emmanuel Adely, Je paie, Inculte / Dernière marge, 784 pages, en librairie le 24 août