Paru chez l’Oeil d’or début 2017, Sister est multiple et beau, saisissant, dur, émouvant et grave tout à la fois.
Il dépasse son « simple » statut de livre : il est un projet poétique, théâtral et graphique imaginé par Hélène Mathon, écrit par Eugène Savitzkaya et illustré par Bérengère Vallet. Sister parle de la schizophrénie, ou plutôt, il lui donne un langage, un corps qui la rend saisissable, sensible.
Il arrive que le public éprouve une sorte de fascination pour une forme fantasmée (ou erronée) de la maladie, la confondant avec le trouble dissociatif de l’identité. Nombre de films de la culture populaire mettent ainsi en scène des personnages atteints de schizophrénie, réels (John Forbes Nash par exemple) ou inventés.
En dehors de cet imaginaire, en dehors de la recherche médicale et de la psychiatrie, la maladie provoque simplement très fort rejet ou désintérêt total. Refus de considérer les malades et leur anormalité comme faisant partie du monde. Refus enfin de prendre en compte cette différence qui dérange, qui inquiète. Mais pour les proches, pour les parents et pour la fratrie, la maladie est une part du monde :
En effet, frères et sœurs de schizophrènes ne peuvent faire l’économie de considérer la maladie quand elle advient dans leur famille. Il leur est possible de la nier, de l’éloigner ou de s’éloigner eux-mêmes, mais jamais celle-ci ne quittera leur vie de la même manière qu’elle quitte rarement les malades.
nous dit Hélène Mathon dans la préface de l’œuvre. Sister veut donner à voir la folie du point de vue de la famille, de la fratrie, car ici le malade n’est pas seulement un fou, il est aussi un frère.
« L’un est le frère, l’autre est la sœur »
Quatre textes, quatre longs poèmes composent l’ensemble. Le premier, « La ballade » évoque l’enfance, le temps d’avant la maladie, quand un frère et une sœur partageaient leurs loisirs, étaient deux face aux parents, face au monde. Il évoque également la différence qui grandit, qui s’immisce entre eux, le diagnostic, le traitement.
Vers libres, vers courts, rythme soutenu. L’enfance est lumineuse, légère, a la beauté fragile. Fondé sur la dualité entre le frère et la sœur, le poème dessine et entrelace les vies de ces deux êtres qui sont tout l’un pour l’autre. Mais déjà lumière et obscurité s’entremêlent :
Voici l’histoire de ces deux-là
L’histoire de sœur, l’histoire de frère
Nés au monde dans un palais
Le lumineux palais où s’ébattent des enfants
Mais sur la terre, un oiseau est mort
Et les escargots en dévorent la dépouille
Et les fourmis en emportent les lambeaux
Des forces sont à l’œuvre qui attirent le garçon à elles. Il voit autrement, il voit autre chose. Frère et sœur évoluent comme ils peuvent dans la cellule familiale, dans le monde. Le poème s’égrène, puis, quand le diagnostic tombe, quand le traitement déforme le corps du frère, le texte l’accompagne, s’allonge, enfle, gonfle. Le souffle se fait court. Accumulations, délires débridés, déchaînements de mots. Plus de sœur, plus qu’un frère-cachalot, monstre marin halluciné, avalé par ses cachets.
Sensation d’irrémédiable perte. Comme si, une fois l’explosion calmée, le frère-cachalot désormais apaisé était définitivement perdu. Il est « Le fragmenté. Le dispersé. L’éclaté ». Second poème du livre :
Il est en miettes, en morceaux flottants, en fragments brisés. Il est en éclats qui se forment et se déforment comme au gré des vents, une fumée qu’un moindre souffle assemble et défait.
Puis viennent les deux derniers poèmes, où l’on pénètre dans le territoire de la peur ressentie par le frère. Hallucinations, paranoïa, visions et angoisses. Le texte comme les dessins sont organiques. Le corps est le lieu de toutes les craintes. Les yeux du père, les yeux des autres, tous les autres en dehors de son monde à lui :
Dans leurs yeux, il y a une fumée épaisse qui se tord dans le cristallin comme une torche fuligineuse, mal allumée ou trop mouillée, qui danse en se tordant, prenant tantôt la forme d’un arbre rabougri, tantôt la silhouette d’une femme obèse qui ricane en dansant, qui fait de longs pets siffleurs et dont le nombril est un melon bien à point.
Les dessins de Bérengère Vallet qui forment un ensemble avec le texte, invitent à une seconde lecture. A la fois beaux, énergiques, torturés, ils sont une expression autre des tensions à l’œuvre dans cette maladie.
Que Sister est puissant ! Qu’il est admirable ! Trouver une langue comme disait Rimbaud : évoquer l’inconnu, l’altérité, pénétrer l’esprit inaccessible du malade mental, montrer ce qu’il y a de terrible et ce qu’il y a de beau. Montrer que ça aussi ça existe. Faire une place à la différence, concilier dans le lieu du poème, dans le langage poétique ce qui demeure séparé en dehors : pour que le monde de l’autre, du malade ne nous reste pas irrémissiblement clos. Pour que nous ne restions pas irrémissiblement clos au monde de la folie. Parce qu’il peut y avoir quelque chose à voir, à protéger, à accueillir, même dans ce qui fait peur, ou qui est incompréhensible.
Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il [le poète] cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu !
Paru aux éditions l’Oeil d’or
Travail graphique de Bérengère Vallet
Sur une idée d’Hélène Mathon
Hédia